Un monde du travail peu avenant

Entrer sur le marché de l’emploi semble relever du parcours du combattant puisque, à chaque étape, de nouveaux obstacles économiques et sociaux se dressent devant la nouvelle génération.

Vanina Delmas  • 21 décembre 2016 abonné·es
Un monde du travail peu avenant
© Alain Pitton/NurPhoto/AFP

Le visage recouvert d’un masque blanc et armés de confettis, une dizaine de membres du collectif Génération précaire débarquaient à l’improviste dans les locaux de My Little Paris en avril 2015. Leur revendication : « Libérer les stagiaires ! » Cette rédaction spécialisée dans la mode est un modèle de réussite économique dans la sphère très prisée des start-up, mais elle cache une réalité salariale moins glamour. D’anciens stagiaires avaient alerté le collectif de militants : à l’époque, sur les 70 personnes travaillant dans l’entreprise, 40 étaient en stage, soit quatre fois plus que ce qui était autorisé. De nombreuses entreprises (Danone, Darty, la Fnac, la BNP, les Galeries Lafayette…) ont de même été pointées du doigt pour leurs abus.

Cette bataille de la première heure semble en partie gagnée depuis la loi de juillet 2014 sur l’encadrement du recours aux stages par les entreprises : durée limitée à six mois, rémunération mensuelle de 554 euros, obligation d’intégrer le stage dans un cursus, nombre maximal de stagiaires ne dépassant pas 15 % de l’effectif… Mais les stages ne sont que le premier obstacle du parcours du jeune travailleur.

« Depuis onze ans que nous existons, nous avons surtout alerté sur le statut des stagiaires, mais nous avons aussi vu émerger le volontariat, l’auto-entrepreneuriat, toutes les formes de CDD à temps partiel, les emplois aidés, énumère Vincent Laurent, du collectif Génération précaire. En établissant une cartographie de tous les statuts précaires et indépendants, nous aurions une vision de la complexité du marché du travail français actuel. »

La France est régulièrement critiquée pour son inefficacité à enrayer le chômage des jeunes. Selon les chiffres d’Eurostat, 25,8 % des Français de moins de 25 ans étaient au chômage en octobre 2016, situant le pays dans la moyenne haute de l’Union européenne. Le même mois, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) attestait que la France comptait deux fois plus de NEET (Not in Education, Employment or Training – c’est-à-dire des jeunes ni étudiants, ni en emploi, ni en formation) que l’Allemagne, et recommandait de renforcer les efforts sur l’apprentissage et le suivi des décrocheurs scolaires.

Malgré tout, les étudiants français restent plutôt optimistes concernant leurs chances d’insertion professionnelle, notamment ceux des écoles d’ingénieurs, des filières santé et de l’enseignement_. « Cette année, 56 % des inscrits en master ont répondu positivement, alors qu’ils n’étaient que 38 % en 2013,_ commente Élise Tenret, chargée de mission à l’Observatoire de la vie étudiante (OVE). C’est un résultat surprenant mais à relativiser, car nous ne savons pas s’ils imaginent une insertion de qualité. »

Cette lueur d’espoir tient encore beaucoup à l’image tenace du diplôme comme rempart au chômage. Le « Portrait social de la France » publié par l’Insee en novembre le confirme, puisque 82 % des diplômés de l’enseignement supérieur sortis de formation depuis un à quatre an sont en emploi, contre seulement 31 % des non–diplômés. L’insertion des diplômés est plus rapide et massive, même si certains se retrouvent en sous-emploi.

Si la majorité ne déclare pas avoir de difficultés financières pendant leurs études, la réalité est tout autre. L’Observatoire de la vie étudiante a montré dans son enquête sur les conditions de vie des étudiants que l’aide familiale et l’activité rémunérée sont primordiales dans leur budget pour faire face aux frais de scolarité et au coût de la vie. « Les prêts étudiants, quant à eux, restent une pratique assez marginale puisque seulement 3,8 % des élèves en ont contracté un en 2016. Ils sont surtout en hausse pour les écoles de commerce et d’ingénieurs, précise Élise Tenret. Par contre, le montant à rembourser chaque mois a augmenté, passant de 160 euros en 2013 à plus de 300 euros en 2016. »

Cette phase de transition entre le monde des études et le monde du travail est représentative du vécu présent et à venir de cette génération successivement qualifiée de précaire, perdue, en crise, voire « sacrifiée » pour le sociologue Louis Chauvel. « La génération des 18-35 ans est composée de nouveaux rats de laboratoire expérimentant d’autres formes de précarité, car, même si la part du CDI reste importante, les CDD sont devenus une norme assumée pour les premières embauches », regrette Vincent Laurent.

Dans les quelque 450 missions locales disséminées sur tout le territoire, l’insertion sociale et professionnelle des 16-25 ans, notamment hors système scolaire, est un défi quotidien depuis plus de trente ans. Mais en 2012, au moment où François Hollande annonce triomphalement faire de la jeunesse la priorité de son mandat, des jeunes issus de ces missions locales créent le collectif « Arrêtez de nous mettre dans vos cases ». Ils veulent porter eux-mêmes leurs messages : lutter contre l’orientation subie, les clichés sur la jeunesse et les dispositifs déconnectés de leurs compétences.

« On ne peut pas nier que les moyens affectés à la question de l’emploi des jeunes ont été importants durant ce quinquennat, en coûts et en opportunités. Ce qui manque, c’est de la cohérence entre tous ces dispositifs, car beaucoup de jeunes, en effet, n’entrent pas dans les cases », analyse Corentin Poirier, chargé de mission pour l’Union nationale des missions locales (UNML). Un exemple : les emplois d’avenir, ciblant les jeunes non diplômés ou des quartiers labellisés « Politique de la ville ». « Certains étaient frustrés car toute leur vie on leur a répété de passer le bac malgré tout, et, à cause de ce diplôme, ils n’étaient plus éligibles à ce contrat », déplore Corentin Poirier.

Les écoles de la seconde chance, les Épide (établissements pour l’insertion dans l’emploi) ou la garantie jeune, portée aux nues depuis la fin des manifestations contre le projet de loi travail, semblent aller dans le bon sens. Même la Cour des comptes a reconnu leur efficacité. La garantie jeune, généralisée à tout le territoire au 1er janvier 2017, accordera 461,72 euros aux jeunes en situation de grande vulnérabilité financière, ceux du moins qui sont allés au bout de la démarche : documents prouvant sa fragilité financière, entretien de motivation et engagement à être assidu aux divers stages et formations.

À chaque nouveau dispositif (ou bouée de sauvetage), tous espèrent qu’il répondra enfin aux attentes des jeunes. Mais, la plupart du temps, il s’agit d’une énième manœuvre pour contourner les réglementations classiques, et ce sont les (futurs) travailleurs qui doivent s’adapter. Le seul remède à cette maladie chronique du système salarial reste le changement des mentalités. Phénomène assez récent : la peur du CDI_. « La majorité des jeunes ont intégré l’idée que leur carrière sera faite d’un certain nombre de reconversions, contrairement à la génération de leurs parents. Par conséquent, ils sont effrayés par l’engagement que représente le CDI,_ explique Corentin Poirier. Ils préfèrent accumuler les expériences en intérim ou en CDD avant de se poser, car ils ne perçoivent pas le côté protecteur du CDI. »

Ainsi, certains se lancent à corps perdu dans l’auto-entrepreneuriat, parfois avant même d’avoir fait l’expérience du salariat classique. Mais le retour de bâton peut être violent lorsqu’ils réalisent que, pour acquérir cette autonomie, il faut sacrifier les protections sociales et les garanties qu’apporte un CDI, comme l’accès au logement.

« Les futures prises de conscience et revendications devraient porter sur le bien-être au travail, car les jeunes refusent de plus en plus les formes de management qui créent de la souffrance », présage Vincent Laurent, de Génération précaire. Certains passent leur semaine à zapper entre deux ou trois jobs. Baptisés les slashers – venant du slash, la barre oblique de nos claviers d’ordinateur –, ils sont entrés sur le marché du travail au moment de la crise de 2008 et ont essayé de s’adapter. Dans le meilleur des mondes, il s’agit d’un choix pour donner du sens à sa vie professionnelle mais, dans la plupart des cas, c’est la condition sine qua non pour boucler ses fins de mois. Et comme la précarité ne s’arrête pas en soufflant sa vingt-sixième bougie, ce mode de vie pourrait se pérenniser jusqu’à la retraite.

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