Zep : « J’observe une vraie philosophie de l’avenir »

Le dessinateur de Titeuf, Zep, publie le deuxième tome de _What a Wonderful World !_, rassemblant les dessins de son blog d’actualité dessinée. Il y parle de crise climatique, de jihad, de condition humaine – et de sexe, aussi.

Ingrid Merckx  • 21 décembre 2016 abonné·es
Zep : « J’observe une vraie philosophie de l’avenir »
© Zep/Delcourt

Zep, de son vrai nom -Philippe Chappuis, aura 50 ans en 2017, il a cinq enfants de 8 à 19 ans, et Titeuf, devenu ado en 2015, aurait autour de 23 ans si l’on comptait depuis le jour de sa naissance… À quoi ressemble la génération du petit personnage à la mèche blonde devenu grand ? Entre guerre en Syrie, Anthropocène, chômage et pornographie galopante sur Internet… Zep tient sur le site du Monde un blog dans lequel il « pose un regard sans concessions sur l’actualité sociopolitique de son nombril : il s’interroge sur la vanité des choses et s’engage pour un monde plus juste, sans guerre, sans peur de l’étranger et sans choux de Bruxelles. » Bienveillant mais pas tiède, Zep se croque dans l’actualité qui l’attrape, obsédé par sa calvitie et le vivre-ensemble, météorologue des temps présents.

« What a Wonderful World ! », titre de votre blog, est un mélange d’ironie et d’enthousiasme…

Zep : Mon blog est hébergé par Le Monde, d’où ce titre, même pas tellement ironique. Être connecté à l’actualité est anxiogène. Passer par le rire permet d’envisager l’information de manière différente – sauf si c’est un rire désespéré, mais je garde un regard plein d’espoir sur notre humanité. Au XIXe siècle et durant tout le XXe, nous pensions être les maîtres du monde. Cette toute-puissance paraît aujourd’hui ridicule. J’ai l’impression que les 20-25 ans reviennent à une certaine humilité, où l’homme est perçu comme une composante de l’équilibre d’une terre qu’il ne contrôle pas. Nous sommes des hôtes de cette planète depuis peu. On pensait qu’on allait la détruire, il se pourrait qu’elle se débarrasse de nous. Cette perspective n’est pas alarmante : nous sommes de passage ; tant qu’on est là, vivons et -faisons les choses bien.

Chaque jour la science nous démontre qu’on n’a pas encore compris grand-chose. Et, en même temps, nous avons un pouvoir de nuisance terrible. D’où l’importance de penser à long terme. L’idée de notre responsabilité vis-à-vis des générations futures commence à émerger. C’est un élément qui n’était plus présent dans la pensée humaine des cent dernières années. J’observe une vraie nouvelle philosophie de l’avenir, qui est assez réjouissante.

Le réchauffement climatique est une question récurrente dans vos deux tomes. Est-ce une obsession ?

C’est une préoccupation majeure. Ce serait absurde qu’il en soit autrement. Cela s’est toujours exprimé dans mes dessins, notamment dans Titeuf. Mais je m’en suis soucié encore plus à partir du moment où j’ai commencé à travailler sur ce blog. J’ai rencontré des gens -travaillant sur l’Anthropocène, notamment, et qui sortent de la perspective alarmiste.

Dessiner est un bon moyen de raconter et de comprendre. Je pratique le dessin naturaliste. Quand je dessine un arbre, je me pose beaucoup de questions : pourquoi il a poussé là, de cette manière… Cela me replace dans une autre perspective temporelle : devant un chêne de trois cents ans, on réalise qu’il était là longtemps avant nous et le sera longtemps après. On peut être présent, regarder, mais pas commencer à croire qu’on peut contrôler.

Les lecteurs de Titeuf vous semblent-ils sensibles à la crise climatique ?

La tête à Zep

Ce qui est bien, avec Zep, c’est qu’il n’est pas méchant. Le regard qu’il promène sur le monde depuis son blog créé en 2014 [^1] peut être moqueur, effrayé, rêveur, grivois, scatologique, poignant, mais il ne fait pas peur. Même quand il dessine en monochromie un des « huit lâches qui tirent sur des gens désarmés » un vendredi 13. Une colère déterminée derrière la kalachnikov, un air surpris autour de la table mitraillée. Et, en dessous, « des centaines de personnes qui sont allées donner leur sang pour les blessés ».

Cela tient aux dessins, qui tirent vers la caricature, et aux légendes, très humaines. À l’esprit de l’auteur, aussi, qui penche naturellement pour l’humour et l’autodérision – surtout quand il s’agit de zizi –, sans s’interdire un peu de contemplation mélancolique. Il n’est pas dessinateur de presse dans les deux tomes qui rassemblent ses dessins, passant allégrement de son atelier, sa famille, ses vacances à des faits de société : iPad (dans la litière pour chat) ou Pokémon Go (entre les cuisses de sa chérie). Zep, sur le papier, il a un peu la tête d’un Titeuf de 50 ans, sans les cheveux. Sauf qu’il raconte un peu moins de bêtises. Enfin, ça dépend…

[^1] zepworld.blog.lemonde.fr

Les enfants sont plus sensibles aux questions d’environnement. Parce qu’on en parle à l’école, et parce que, quand on est enfant, on n’accepte pas les problèmes comme une fatalité. A priori, les enfants ont tous envie de bâtir un monde meilleur. Cette énergie, on la perd en devenant adulte parce qu’on accepte les choses avec un côté raisonnable : « Oui, c’est comme ça, c’est dommage mais on ne peut rien faire… » J’ai grandi en entendant des adultes me dire : « Tu comprendras plus tard. » Je suis devenu plus grand et je ne comprends toujours pas… Mais je m’aperçois qu’eux non plus, et que c’était juste une manière de temporiser. Rester curieux, c’est peut-être le moteur principal de la bande dessinée.

Sur une planche, vous faites un parallèle entre jeunes punks et jihadistes. Y reconnaissez-vous une désespérance comparable ?

À l’adolescence, on a besoin d’absolu, de certitudes. Il est donc assez normal d’être attiré par des idéologies radicales. Sauf que, généralement, on s’en extrait : je connais peu de punks de 50 ans ! On peut donc imaginer qu’il en sera de même avec les mouvements religieux extrémistes. Le problème, c’est leur utilisation de la violence et ce discours de haine qui dresse les ethnies les unes contre les autres…

Cette barbarie a toujours existé mais, en -Occident, on l’entendait un peu moins. On a donc le sentiment de revenir à des temps barbares. Les dangereux terroristes sont ceux qui récupèrent les jeunes jihadistes, qui utilisent leur énergie et leur désespoir. À l’époque du punk, si on nous avait dit : « Allez faire exploser des banques ou des salles de concerts de variétés », certains l’auraient fait. Il n’y a pas que les jihadistes qui veulent mourir pour une idéologie… Ce qui est grave, avec eux, c’est qu’ils tuent. S’ils voulaient juste mourir, ce serait triste, mais moins inquiétant.

Vous dessinez Titeuf à l’âge de 21 ans… À quoi ressemble sa génération ?

Je trouve les 20-25 ans d’aujourd’hui moins désenchantés et désespérés qu’à ma génération. Il y a un retour à la fête, au plaisir, et une réflexion sur la manière dont on vit sur cette planète, dont on l’exploite ou la préserve, dont on s’alimente. J’ai grandi dans les années 1970 dans la suite du « Flower Power » : sexe épanouissant, droit à l’orgasme, fin des guerres… Mais, quand j’ai eu 16 ans, le sida est arrivé en Europe, et le sexe est devenu dangereux. Puis il y a eu l’avènement des guerres 2.0, et les premières grosses crises financières en Europe. L’urgence était de trouver un boulot. Beaucoup de copains se sont retrouvés au chômage à la fin de leurs études. Ou alors ils avaient fait des études d’ingénieur en forêt biologique et bossaient dans une entreprise de pétrochimie. On n’a pas pu échapper à un certain cynisme…

Notre génération a grandi avec l’idée que le monde du travail l’attendait, avant de réaliser qu’elle s’était complètement trompée. Aujourd’hui, un écolier de 8 ans sait que personne ne l’attend. L’avenir s’envisage donc autrement. Ce qui sauve toujours, c’est de faire un métier qu’on aime. Mon père était policier, il avait choisi ce travail pour nourrir sa famille. Il m’a toujours dit : « Choisis un métier que tu aimes, comme ça, tu seras toujours riche de quelque chose. » Quand j’ai commencé la bande dessinée, je n’étais riche que de la joie d’en faire, mais j’ai toujours été content de me lever le matin et d’aller travailler.

En fait, il est plus question de zizi que de nombril dans votre blog…

Je trouve dommage que le sexe soit cantonné à la pornographie, aux violences et aux maladies. En outre, on a développé ces dernières années une pudibonderie autour de l’imagerie sexuelle, cependant qu’Internet déborde de pornographie. Je ne dis pas qu’il faut du sexe tout le temps et partout, mais il ne faut pas que ce soit un tabou. C’est un sujet de santé publique. L’exposition à la Cité des sciences, en 2014, entendait expliquer la sexualité de manière marrante à des enfants. Il y a quand même eu 3 000 parents pour réclamer dans une pétition qu’on l’interdise aux enfants ! Qu’imagine-t-on ? Quasiment tous les gamins de 10 ans tombent sur de la pornographie. Je préfère qu’ils soient informés de manière rigolote plutôt que de découvrir des images qui vont les angoisser. Pour un enfant, le sexe est inquiétant : on lui dit que son corps va se transformer et qu’il va aimer plus tard des trucs qu’il trouve dégoûtants aujourd’hui. Il y a de quoi avoir peur ! Alors oui, il y a des zizis dans mes pages, et même des sexes en érection. Au début je me suis interrogé. Mais on montre des images de violence à des enfants sans se poser de questions et, pour le sexe, c’est la panique !

N’est-ce pas une victoire de Titeuf d’avoir réussi à parler de sexe de façon marrante ?

Le Guide du zizi sexuel est paru en 2001. Aujourd’hui, je vois lors de signatures des parents qui l’achètent pour leur enfant en disant : « Moi, ça m’a aidé. » Titeuf dit beaucoup de bêtises car il relaie des discussions de cour d’école, mais il fait passer le message selon lequel on a le droit de parler de sexe sans être jugé sale ou obsédé. Ce guide permet aussi d’aborder certains sujets en famille. Ce que je trouve difficile, quand on est parent, c’est de savoir à quel moment parler : soit on arrive trop tôt et les enfants sont mal à l’aise, soit on arrive trop tard et ils nous prennent pour des ringards. J’ai offert ce guide aux miens…

La génération sida est passée. Les jeunes vous paraissent-ils plus libérés sur les questions sexuelles ?

À la fin des années 1980, quand on rencontrait quelqu’un et qu’il y avait une possibilité de faire l’amour, c’était compliqué : as-tu fait un test HIV ? Peux-tu le prouver ? Même le préservatif, c’était pas gagné : il pouvait se percer… Des légendes urbaines circulaient, on ne savait pas si le sexe oral était risqué, par exemple. Aujourd’hui, les jeunes semblent très détendus vis-à-vis du sida, trop même, puisqu’il y a une recrudescence des contaminations. En revanche, le sexe est devenu un sujet un peu « conso » : sur Internet, plus de 10 % des pages sont consacrées à de la pornographie. Le sexe précède le désir, alors que ce devrait être le désir qui mène à la sexualité. On reproduit des gestes par mimétisme plus que par plaisir. J’ai un peu l’impression que les 20-25 ans ne voient pas le sexe comme quelque chose d’hyper joyeux et d’excitant. « Y a moyen », disent-ils, mais ils n’y mettent pas une énergie folle. Ça manque de récits.

Ado, j’avais découvert Le Parfum de l’invisible, de Manara… En 2015, j’ai publié un livre avec Vince, Esmera, sur une femme qui change de sexe à chaque orgasme et, en 2009, Happy Sex, justement pour raconter des histoires. Un alignement de scènes sexuelles rend la chose technique et peu fantasmatique. Le sur-accès à la pornographie a banalisé le sexe et met en évidence une sorte de démission artistique.

Vous avez toujours rêvé de faire de la BD ?

Depuis que j’ai 4 ans ! Quand on parle d’orientation, mes enfants me lancent : « Tu as voulu faire de la BD et tu en fais. Ta vie, elle est facile ! » Ils voient la BD comme une mono-vocation, et moi comme un champ infini. J’espère que ma vie sera longue encore, car j’ai quantité de choses à explorer ! J’ai eu beaucoup de chance car la seule question que je me suis posée est : comment arriver à mes fins ? Mes enfants optent plutôt pour des métiers artistiques ou liés à l’environnement, mais il est vrai qu’ils n’ont pas encore besoin de gagner leur vie.

Votre page montrant Titeuf sous les bombes laisse le lecteur complètement étranglé…

Cette page, je l’ai dessinée sur un coin de table en pensant à ma participation à un numéro spécial sur la crise des migrants. C’était en septembre 2015, j’étais en pleine tournée pour mon album sur Titeuf ado, et j’étais révolté par ma propre indifférence : on voyait tous les jours des images terribles, et pas seulement la photo du petit Aylan sur la plage… On avait le sentiment de s’habituer. Je crois que notre humanité est mise à mal dans ces moments. J’ai d’abord pensé dessiner un migrant arrivant à Paris. Et puis je me suis dit que j’allais le faire avec mon personnage, Titeuf, en racontant pourquoi on part. J’ai envoyé la page et suis parti prendre un train. En descendant, j’avais plus de 400 messages de réactions. Cette page a été vue deux millions de fois en deux jours, Amnesty l’a reprise, et le destin de Titeuf pris dans la guerre m’a complètement dépassé…

What a Wonderful World !, tomes 1 et 2, Zep, Delcourt, 175 et 144 p., 24,90 euros et 21,90 euros.

Esmera, Zep & Vince, Glénat (2015).

Happy Sex, Zep, Delcourt (2009).

Titeuf. Le Guide du zizi sexuel, Zep & Hélène Bruller, Glénat (2001).

Société
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