Enzo Traverso : « Un post-fascisme autoritaire et xénophobe »

Spécialiste des totalitarismes, Enzo Traverso détaille les mutations de l’extrême droite depuis les années 1930, notamment en matière d’image et de vocabulaire.

Olivier Doubre  • 15 février 2017
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Enzo Traverso : « Un post-fascisme autoritaire et xénophobe »
© Photo : Roberto Pfeil/AFP

Enseignant à l’université Cornell, dans l’État de New York, Enzo Traverso a longuement travaillé sur l’effondrement des sociétés démocratiques européennes dans les années 1930. Il observe aujourd’hui, des deux côtés de l’Atlantique, le succès et la progression des discours politiques autoritaires qu’il qualifie de post-fascistes, de Donald Trump à Marine Le Pen [1].

Quel est le sens du terme « post-fascisme », que vous employez pour qualifier aujourd’hui les mouvements d’extrême droite ?

Enzo Traverso : L’idée de post-fascisme sert d’abord à qualifier un mouvement politique traversé de contradictions, avec une matrice fasciste évidente, car c’est son histoire, il vient de là – avec, dans le cas du FN, une filiation dynastique. Dans l’appareil du FN, sa base militante, il y a un noyau dur fasciste incontestable, composé d’activistes néofascistes de toutes générations, très actifs, qui participent à la vie du parti et tiennent une bonne part de l’organisation. Il y a donc un hiatus entre la réalité organisationnelle de ce parti – voire un certain tissu anthropologique de l’organisation – et le discours de Marine Le Pen dans les médias ou la sphère publique, à teneur xénophobe, nationaliste, antilibéral mais aussi issu d’une droite sociale. Or, si le FN était un groupuscule, ou même un parti néofasciste, je ne pense pas qu’il serait pressenti comme susceptible de figurer au second tour de l’élection présidentielle, voire en mesure d’être le premier parti de France.

Ce parti est donc en pleine mutation et tente d’opérer un processus de dépassement dialectique de son caractère fasciste – mais sans le renier tout à fait. Aussi, pour combattre ce parti, il faut comprendre ce qu’il est devenu.

Mais vous parlez aussi, comme l’indique le titre de votre livre, de « nouveaux visages du fascisme »…

Le post-fascisme est un phénomène transitoire, encore en mutation, dont le terme indique clairement la matrice. Aux États-Unis, il y a un grand débat sur « Trump et le fascisme ». Or on ne peut pas dire que le fascisme soit réellement le moteur principal de Trump. Marine Le Pen, elle, sait que son parti vient de là ! Et c’est pourquoi elle essaie d’adapter son discours nationaliste et xénophobe au contexte actuel, notamment celui de l’Union européenne. Aujourd’hui, les mouvements post-fascistes prônent un nationalisme dont les cibles ne sont plus, comme dans les années 1930, d’autres nations, en particulier européennes, mais l’immigration postcoloniale et l’islam.

Ce changement de cibles a beaucoup d’implications puisqu’il permet au FN de se présenter avec une rhétorique démocratique et républicaine. Et, avec l’islam pour cible, il se qualifie comme le défenseur des valeurs occidentales.

Vous écrivez justement que, si le FN essaie de se présenter « tout aussi républicain que les autres », ce parti ne l’est pas, notamment au regard de la droite traditionnelle…

Il y a une différence de nature, du simple fait que la droite française a des relations étroites avec les élites dominantes, qui sont beaucoup plus organiques que celles du FN. Aujourd’hui, ce parti n’est pas l’option des classes dominantes mondialisées. Cependant, il se présente désormais comme le défenseur des démocraties contre des menaces qui pèseraient sur elles, en particulier l’islam, le fondamentalisme et le terrorisme islamique. Voire comme le défenseur de l’égalité hommes/femmes ou des homosexuels ! Or, le fait qu’il puisse s’approprier la rhétorique républicaine ne peut, à mon sens, que susciter une interrogation sur la notion de république et le républicanisme.

Il y a dans la tradition républicaine un certain nombre d’éléments qui ont permis cette greffe. On ne peut défendre la République comme s’il s’agissait d’une entité sacrée, immaculée, car son histoire est contradictoire et comprend le nationalisme, le colonialisme, la xénophobie, une conception de la laïcité qui peut être très discutable. Cela devrait nous pousser à porter un regard critique sur l’histoire de la République au lieu de l’adopter en bloc, de façon a-critique.

Vous parlez d’une « constellation » de mouvements ou de formations post-fascistes. Qui regroupe-t-elle et comment se caractérisent ses composantes ?

Je parle de constellation, car tous ces mouvements présentent une série de caractéristiques communes, au-delà de différences parfois considérables. Ces caractéristiques sont d’abord la xénophobie et l’islamophobie, puis un rejet de la globalisation en faveur d’un protectionnisme nationaliste et socialement régressif.

Mais, si je parle de constellation post-fasciste, c’est aussi parce que ces mouvements ont des origines et des matrices idéologiques parfois très différentes. Certaines formations ont un profil explicitement néofasciste, comme Aube dorée en Grèce ou, en Europe de l’Est, des mouvements apparus ces vingt dernières années qui veulent renouer avec la tradition nationaliste des années 1930. En Europe occidentale, d’aucuns, comme le FN, ont des origines néofascistes mais essaient d’évoluer en modifiant leur discours ; d’autres ont des racines différentes mais convergent dans la même direction. Ainsi, la Ligue du Nord italienne, les Britanniques de l’Ukip ou Alternative für Deutschland (AfD)… Enfin, si Trump s’en rapproche aussi, il a des liens avec une partie du monde de la finance, contrairement au FN, à la Ligue du Nord ou à AfD.

Vous dites cependant que, si ce « post-fascisme » en mutation venait à prendre le pouvoir, il déboucherait certainement sur une pratique autoritaire du pouvoir…

Faisons l’hypothèse, assez improbable (mais qu’on ne peut exclure a priori, compte tenu de l’état de la droite avec l’affaire Fillon), que Marine Le Pen gagne l’élection présidentielle. La première conséquence serait que l’UE exploserait. On assisterait sans doute à une crise continentale, politique mais aussi économique, avec l’euro qui ne résisterait pas et les modèles sociaux qui éclateraient. Or, avec cette désintégration, tout devient possible ! L’objectif du FN est de prendre le pouvoir, et non d’essayer de conquérir une légitimité institutionnelle, comme celle de la droite classique.

Le danger est donc bien là. Mais la notion de post-fascisme implique une mutation qui n’est pas achevée à l’heure actuelle : cela rend possible une évolution dans des directions différentes. Pourtant, il ne fait aucun doute que le projet est autoritaire : la République qu’il défend ne serait pas celle d’aujourd’hui, remettant en cause le droit du sol, toute une série de libertés publiques, et transformant le système institutionnel en présidentialisme autoritaire, avec certainement une limitation des contre-pouvoirs. Même si tout cela reste différent du fascisme des années 1930.

[1] Les Nouveaux Visages du fascisme, Enzo Traverso (Conversation avec Régis Meyran), éd. Textuel, 160 p., 17 euros. Voir également son récent Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 232 p., 20 euros (cf. Politis n° 1432).

Enzo Traverso Historien, enseignant à l’université Cornell de New York.

Politique
Publié dans le dossier
Pourquoi le FN n'est pas républicain
Temps de lecture : 6 minutes
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