Témoignages : Esclaves du salariat

Sous le hashtag « On vaut mieux que ça », des centaines de témoignages ont afflué. Sélection.

Erwan Manac'h  • 22 février 2017 abonné·es
Témoignages : Esclaves du salariat
© Aurel

« J’ai été insultée et frappée »

Quelques jours avant mes 18 ans, j’ai décroché un job dans une chaîne de restauration rapide. En arrivant, j’avais du mal à tenir le rythme. Je passais pour fainéante, incapable et stupide, donc je me suis retrouvée avec une manager sur le dos en permanence, qui me hurlait : « plus vite, plus vite ».

L’autre tourment, c’était l’eau. Deux fois par jour, on nous servait un grand gobelet d’eau, mais le mien soit tombait par terre, soit était oublié. Je devais boire en cachette l’eau chaude et « non potable » du robinet des toilettes. J’ai aussi été énormément insultée. On lançait des rumeurs sur moi et on sabotait mon travail. J’ai aussi été frappée par une collègue (coups de pied dans le bas du dos) et menacée de mort par une autre. J’ai finalement été virée sans explications un peu avant la fin de ma période d’essai (2 mois et demi), avec une dizaine d’autres personnes. On nous a proposé de faire une dernière semaine de travail. J’ai été la seule à venir. Tout le monde était devenu gentil. On n’oubliait plus de me donner de l’eau. On ne sabotait plus mon travail. La manager était devenue amicale et me remerciait à chacun de mes gestes. Je n’ai toujours pas compris !

C’était horrible, mais je crois que ça a été pire encore pour d’autres. Presque chaque jour, une fille faisait une énorme crise de larmes. J’en ai vu plusieurs faire les cent pas en répétant : « Je n’ai rien fait pour mériter ça ! » J’essayais de les calmer, mais je n’y suis arrivée avec aucune. Je ne suis pas pressée de retravailler un jour.

23 mars 2016 (extraits)

« Vous êtes écervelée mais gentille »

Jusqu’à mes 32 ans, ma relation avec le monde du travail se résume à une succession d’humiliations. J’ai raté tous mes entretiens d’embauche avec beaucoup de constance ! J’étais jugée, à tort, comme quelqu’un de « faux », de « fuyant ». Au mieux, comme une timide dépourvue de confiance en elle. Ce qui, dans ce dernier cas, était bien vrai. À cause de ces échecs successifs en entretien individuel, je me rabattais sur les jobs en intérim conseillés par l’ANPE. Étant d’une grande maladresse, je devais travailler assise sans réaliser de tâches physiques. Mon conseiller me recommanda aux rabatteurs de « viande » pour des missions courtes après des entretiens collectifs.

De démonstratrice en magasin je devins femme-­sandwich (oui, oui…), télévendeuse, puis télé-enquêtrice… Je réalisais des heures de ménage « au black » chez une vieille dame très riche à Neuilly-sur-Seine. Elle disait de moi que j’étais « écervelée mais gentille ».

Mon pire souvenir reste celui de cette entreprise de télévente qui ratissait large en publiant des annonces dans les journaux étudiants. Promesse de richesse et d’indépendance financière sur le papier. Mon job : mettre des conseillers financiers entre les pattes d’entreprises qui ont besoin de tout sauf de ça. Nous étions payés au rendez-vous, sans rémunération fixe. Avec 20 heures de travail hebdomadaire, j’ai dégagé moins de 200 euros sur le mois.

Je souffre d’hyperacousie – j’entends les bruits plus fort. Chaque fin de journée, en quittant mon poste télé­phonique, je me promenais avec des acouphènes pendant une dizaine de minutes. La boîte qui m’employait (très connue…) m’a requalifiée en enquêtrice de terrain. Je partais travailler dans la peur. J’ai échappé de justesse à une agression sexuelle après avoir proposé à un type louche de répondre à mon enquête. Lasse, je suis rentrée dans une barrière avec mon scooter, éblouie par les phares d’une voiture. Six mois d’immobilisation.

L’accident du travail fut reconnu. Les examens médicaux qui s’ensuivirent révélèrent un « problème neurologique », qui se mua en diagnostic d’autisme. Jusqu’à mes 32 ans, j’ignorais être porteuse d’une forme d’autisme.

Depuis que j’ai quitté le « monde du travail », tout va beaucoup mieux. Je suis auto-entrepreneur dans la presse. J’ai signé deux ouvrages de référence chez des éditeurs et même donné des conférences sur l’autisme. Mes derniers examens médicaux indiquent que je suis, comme on dit, « THPI » [talent haut potentiel atypique, NDLR]… Plus de 145 de QI. Je sais traduire du latin à la volée (mais la plupart du temps, ça ne sert à rien, sauf à jouer au singe savant). La petite écervelée salue bien son ancien employeur… Et sait, enfin, qu’elle « vaut mieux que ça ».

12 juillet 2016

« Je comptais des millions toute la journée »

J’ai travaillé pendant six ans pour des entreprises de transport de fonds, en tant qu’opératrice de valeurs. On nous appelle « les caissières ». Je travaillais dans un grand bâtiment sans fenêtre, mal aéré et souvent surchauffé.

Mon travail consistait à compter de l’argent toute la journée, des millions et des millions, le plus vite possible. C’était ça, le truc ! Travailler vite ! Très vite ! Il ne fallait pas s’arrêter, pas se parler, ne pas « traîner » aux toilettes, toujours plus vite. Si vous ne travailliez pas assez vite, les autres caissières vous tombaient dessus. C’était une chaîne et, si un maillon flanchait, tous les autres maillons finissaient plus tard et rentraient chez eux à des heures pas possibles.

On m’a demandé de « travailler à 200 % », de « laisser mon mal de dos à la maison ». J’ai fini avec une tendinite sévère à chaque poignet à cause des milliers de liasses de billets que j’ai faites. J’ai fini aussi avec une dépression. Et j’ai fini par me tirer.

4 février 2017

Lettre d’un « putain d’assisté »

Ma vie est un enchevêtrement d’échecs, de mauvais choix, de malchance… J’habite dans le Tarn, j’ai 33 ans. J’ai eu une enfance plutôt heureuse. J’ai passé mes années de scolarité en étant l’élève le plus moyen de la planète, jusqu’au bac, obtenu sans difficulté. Je passe rapidement sur mon désastreux semestre de BTS comptabilité, en 2001, où on m’a gentiment mis de côté, du fait que je venais d’un cursus informatique (c’est ma grande passion, ça, l’informatique).

Et là, la joie de l’entrée dans la « vie active »… Je n’ai jamais pris une aussi grosse claque. Pourquoi ne pas suivre un BTS informatique, me direz-vous ? Le plus proche était à 70 km de chez moi et j’ai une peur panique des grandes villes. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais pu trouver de travail durable dans ce secteur. C’était déjà trop tard, de toute façon, j’avais plus de trous dans mon CV que le jardin infesté de taupes du père de ma compagne, et ça, c’est fatal dans un entretien.

Puis se sont suivis des jobs sans lendemain, du saisonnier dans le tabac jusqu’au magasinage dans une société de pièces auto. Je n’ai pas le souvenir d’un job où je m’entendais avec les supérieurs ; à chaque fois, c’était à la limite du catastrophique. Outre ces quelques contrats, j’ai aussi effectué des formations, qui, au bout du compte, n’ont débouché sur rien.

Oh, je pourrais aller voir mon médecin pour faire constater ma dépression, parce que je suis en dépression. Mais, à quoi bon ? La dépression est prétendument reconnue comme un handicap, cela m’ouvrirait un droit à des allocations, mais je n’ai pas envie qu’on me reproche de profiter du système, j’en ai déjà assez avec le fait qu’on me traite de branleur… J’ai un enfant et j’aimerais en avoir un ou deux de plus. Mais quel genre de pauvre type je serais de procréer de nouveau alors que l’on court à la catastrophe ? Vous voyez où j’en suis en ce moment ? Voilà où nous en sommes, nous, les assistés. Depuis trois ans, je suis au chômage, et je n’ai même plus envie de chercher un emploi, plus le courage. Pourtant, j’ai juste envie de vivre, moi… Pas de survivre. Je veux être acteur, pas spectateur. Je n’ai pas besoin de grand-chose pourtant… Il faut que ça change. Laissez-nous travailler, bordel ! Laissez-nous avoir une reconnaissance sociale pour ce que nous pourrions, nous aussi, apporter à la société.

28 juin 2016

« Nous sommes à la limite du seuil de pauvreté »

Cela fait trois ans que je travaille comme auxiliaire de vie scolaire (AVS). Ma mission consiste à accompagner des élèves handicapés en vue de les aider à suivre une scolarité « normale ». Il n’existe pas de concours permettant d’exercer ce métier en tant que fonctionnaire. La règle générale veut donc qu’on soit recruté en CDD d’un an, en fonction des besoins et du budget de chaque académie.

Une partie des AVS est recrutée en contrats aidés. Ils ne sont renouvelés qu’une seule fois. L’autre partie est recrutée en contrat de droit public, renouvelable cinq fois. Les AVS peuvent donc exercer six ans en CDD avant de se voir proposer un CDI. Si je ne m’abuse, cette règle constitue une infraction au code du travail, qui veut qu’un CDI soit proposé au salarié au terme du deuxième CDD d’un an.

Nous sommes payés au Smic. Et, depuis à la rentrée 2014, l’écrasante majorité des AVS est à temps partiel. Nous sommes donc à la limite du seuil de pauvreté, voire en dessous.

Enfin, le renouvellement de notre contrat dépend de notre évaluation en fin d’année scolaire. Elle se fait lors d’un entretien avec le chef d’établissement ou le directeur d’école. On est donc à la merci de son avis, extrêmement limité puisque à aucun moment il ne nous voit travailler.

6 juillet 2016 (extraits)

Publié dans le dossier
Faut-il enterrer le salariat ?
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