Gestion de l’eau : Le scandale des coupures illégales

Au mépris de la loi, des multinationales continuent de priver des foyers d’eau en raison de factures impayées. Veolia attaque désormais les associations qui l’ont fait condamner.

Erwan Manac'h  • 15 mars 2017 abonné·es
Gestion de l’eau : Le scandale des coupures illégales
© photo : Jacques Loic/Photononstop/AFP

Veolia a une étrange façon de jouer avec les lois de la République. Depuis une réforme d’avril 2013, votée presque par erreur, les distributeurs d’eau n’ont plus le droit d’interrompre le service en cas d’impayés. Mais les multinationales du secteur, Veolia, Suez et la Saur, ont refusé de s’y soumettre, malgré une pluie de condamnations et une confirmation du Conseil constitutionnel en mai 2015.

Ainsi, la société Veolia a encore été condamnée, le 22 décembre, à Puteaux, à verser 8 347 euros à une femme chez qui l’eau avait été coupée un an plus tôt. Idem le 11 février, après la réduction de débit imposée à une usagère de Nîmes (Gard), au moyen d’une pastille rigide installée sur la canalisation de son logement. Dans ce cas de figure, fréquent, les clients se retrouvent dans l’impossibilité de prendre une douche ou de faire fonctionner un lave-vaisselle, le débit pouvant être réduit à 5 litres d’eau par heure. Il a ainsi fallu vingt minutes à une victime de cette procédure, interrogée en septembre par l’AFP, pour remplir la gamelle de son chat. Veolia, toujours, comparaissait à Toulon le 8 mars pour avoir réduit le débit d’eau chez une femme handicapée (jugement le 10 avril). L’entreprise est également assignée à Nanterre, le 16 mars, pour avoir interrompu l’alimentation en eau, depuis deux ans, à un père de famille, lui aussi handicapé.

La Semop : les mirages d’un partenariat à risque

Un compromis des plus raisonnables : c’est l’habillage promotionnel des sociétés d’économie mixte à opération unique (Semop), format créé en 2014 dans l’élan enthousiaste pour les partenariats public-privé. Une option naissante en France, adoptée notamment à Dole (Jura) et à La Seyne-sur-Mer (Var) pour le service de l’eau.

Il s’agit de sociétés anonymes au capital partagé entre un privé et une collectivité. La présidence du conseil de surveillance est réservée à un élu. Un pouvoir accru, en comparaison d’une délégation de service public (DSP) ? Un leurre !, selon l’avocate Zehor Durand, car les actes de gestion et de contrôle d’une Semop sont régis par le code du commerce, quand, en DSP, la collectivité « garde la maîtrise de son service public [étendue du réseau, propriété des équipements, politique tarifaire, règlement du service, NDLR] et, surtout, un pouvoir de contrôle et de sanction à l’égard de l’opérateur ». La collectivité dispose certes d’une minorité de blocage, mais uniquement en assemblée générale et pour une modification de statuts.

L’opérateur privé, s’il est majoritaire, désigne la direction générale, qui gère la Semop à sa main – il peut, entre autres, imposer sa politique tarifaire. Les règles du commerce sont très éloignées des objectifs du service public de la protection des usagers, insiste Zehor Durand.

Bref, la Fondation France-Libertés et la coordination Eau Île-de-France, qui ont engagé en 2015 une vaste campagne sur le sujet, croulent sous les appels à l’aide d’usagers. Ils ont recueilli 1 300 témoignages et obtenu 14 victoires en justice, dont 4 contre Veolia. « Dans la plupart des cas, nous privilégions une médiation. Nous n’engageons des poursuites que sur certaines affaires emblématiques », explique Emmanuel Poilane, directeur général de la fondation créée par Danielle Mitterrand. « La gestion de ces dossiers représente entre le quart et le tiers de notre activité », regrette Jean-Claude Oliva, directeur de la coordination Eau Île-de-France.

Les multinationales ont contre-attaqué l’été dernier en tentant de faire signer aux communes dont elles gèrent la distribution des avenants aux contrats, pour augmenter leurs tarifs, voire autoriser les coupures, pourtant illégales. Elles affirment que les frais de retards de paiement et d’impayés ont explosé depuis la réforme, sans en fournir la preuve. Et les avenants ont été dénoncés par la Fédération nationale des communautés de communes pour les régies (FNCCR), qu’on ne peut pas soupçonner d’accointances avec les militants du secteur. Certaines villes ont même fait inscrire dans le règlement de leur service d’eau l’interdiction des réductions de débit.

En difficulté avec son réseau d’élus locaux, une des clés de son succès, Veolia a alors décidé de durcir le ton en ciblant les deux associations qui lui donnent du fil à retordre. Après plusieurs courriers d’avocats visant à faire retirer des articles publiés sur leurs sites, celles-ci ont reçu début janvier une série de plaintes pour diffamation en citation directe. France-Libertés est ainsi visée par trois plaintes, dont une en complicité avec RTL, pour avoir évoqué les nombreux témoignages d’usagers victimes de coupures et critiqué ouvertement les avenants que tentait de faire signer la multinationale, en des termes qui « portent atteinte à l’honneur de la société », selon Veolia.

« J’ai 500 pages de mails d’échanges avec Veolia sur des cas de coupure », s’indigne Emmanuel Poilane, pour preuve de ce qu’il avance. Mais le géant mondial de la délégation de service public se montre particulièrement sourcilleux. Emmanuel Poilane est notamment poursuivi pour avoir publié sur son site, le 7 novembre, un texte disant que Veolia demandait la suppression d’articles « sous prétexte de diffamation ». C’est l’emploi du mot « prétexte » qui chiffonne ici la multinationale. Il « sous-entend que Veolia fait pression sur France-Libertés en détournant la loi sur la presse », fait valoir l’entreprise dans sa plainte. Elle juge cela « attentatoire à [son] honneur ». Le procès est attendu le 18 octobre 2018.

Ces plaintes sont néanmoins sans effet sur la médiatisation de l’affaire : les articles ont été nombreux sur une large palette de sites d’information. Leur vocation semble être ailleurs. « Ces plaintes visent à nous atteindre pour nous faire taire », soupire Emmanuel Poilane, qui reste déterminé à ne pas adoucir sa communication. Et, de fait, ces procédures ne sont pas indolores pour les associations. « Lorsque nous aidons une famille à dénoncer une coupure illégale devant les tribunaux, cela nous coûte autour de 2 000 euros. Quand Veolia nous attaque pour diffamation, c’est 15 000 euros de frais de justice qu’il faut engager, assure le directeur de France-Libertés. Cela mobilise une énergie et de la générosité qui auraient été bien plus utiles à la cause. » Au point que les deux associations ont dû lancer, le 1er mars, un appel aux dons pour couvrir les frais de justice qu’entraînent ces « plaintes bâillons » (france-libertes.org).

C’est dans ce contexte que Libération organisait, le 14 janvier, un forum-débat consacré à l’eau, en partenariat financier avec Veolia. France-Libertés, qui avait pourtant donné son accord suffisamment à l’avance, a été déprogrammée peu avant le forum. Les responsables de l’événement font valoir un problème d’organisation – le directeur de la fondation était indisponible –, mais l’explication ne convainc pas Pierre Serne, conseiller régional et administrateur de France-Libertés, prévu pour remplacer Emmanuel Poilane. Il assure avoir donné son accord dès le mois de décembre.

Sur le fond du dossier, le bras de fer ne fait sans doute que commencer sur le plan politique. En cas d’alternance, les multinationales de l’eau pourraient revenir à la charge pour faire annuler une loi qu’elles n’ont eu de cesse de dénoncer.

Publié dans le dossier
Public-privé : La guerre de l’eau
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