La gauche reprend des couleurs

Le très bon score de Jean-Luc Mélenchon (19,6 %) et l’effondrement du PS ouvrent la voie à un bouleversement des rapports de force. À condition de transformer l’essai aux législatives.

Michel Soudais  • 26 avril 2017 abonné·es
La gauche reprend des couleurs
© photo : Eric FEFERBERG/AFP

Un pays déchiré, un paysage politique éclaté… Le premier tour de l’élection présidentielle, à l’image de la précampagne et de ses nombreux rebondissements, dévoile un système politique en crise. Les quatre premiers candidats se tiennent dans un mouchoir : moins de 4,5 points séparent Emmanuel Macron, qui a viré en tête, et Jean-Luc Mélenchon. Aucun ne parvient à atteindre la barre de 25 %. Et les deux partis autour desquels s’organisait la vie politique depuis quarante-cinq ans sont éliminés du second tour, ce qui traduit l’épuisement des formes traditionnelles d’engagement et d’organisation politiques.

Ce mouvement de fond, qui affecte la gauche et la droite, profite pour l’heure surtout à l’ancien ministre de l’Économie, dont le mouvement à ses initiales a été lancé il y a tout juste un an. Il a aussi permis au candidat de la France insoumise, mouvement neuf lancé en février 2016 avec l’annonce de sa candidature, d’enregistrer un score inimaginé il y a encore quelques semaines par ceux qui ont tardé à croire à sa campagne.

Si dimanche soir, Jean-Luc Mélenchon et ses soutiens réunis au Belushi’s, un bar-discothèque près de la gare du Nord, n’ont pas caché leur déception de ne pouvoir figurer au second tour, son résultat – 7 060 000 voix, 19,58 % – n’en est pas moins « exceptionnel », estime Roger Martelli. L’historien rappelle que jamais, depuis 1969 et la candidature du communiste Jacques Duclos (21,27 %), la gauche de rupture n’avait atteint un tel score. À l’issue d’une campagne innovante menée en dehors du cadre partisan traditionnel, Jean-Luc Mélenchon engrange trois millions de voix supplémentaires par rapport à 2012 et 8 points de plus. Il fait à lui seul plus de voix que toute la gauche de gauche depuis 1981.

Il sort en tête dans plusieurs départements (Dordogne, Guyane, Martinique, La Réunion) et fait un tabac en Seine-Saint-Denis (34 %), à 10 points devant Macron, en arrivant en tête dans trente des quarante communes de ce département très populaire ; et pas seulement dans les villes de gauche (Montreuil, La Courneuve, Aubervilliers, Saint-Denis…) puisque c’est le cas aussi à Drancy, fief de Jean-Christophe Lagarde (UDI), soutien de François Fillon, à Bobigny, Saint-Ouen, Aulnay-sous-Bois, Blanc-Mesnil, Rosny-sous-Bois, Montfermeil. Avec 34,69 %, il est en tête à Évry (Essonne), le fief de Manuel Valls, qui avait appelé à voter Macron, lequel n’y obtient que 26,93 %. Il devance tous les autres candidats à Marseille (24,82 %), Toulouse (29,16 %), Montpellier (31,46 %), Lille (29,92 %), Le Havre (29,81 %), Saint-Étienne (24,92 %) et Grenoble (28,88 %), où il était soutenu par le maire (EELV), Éric Piolle.

La victoire des sondages

Et si la surprise de cette élection était… qu’il n’y avait pas eu la moindre surprise ? Moqués, vilipendés, les sondages, cette fois, ne se sont pas trompés. Après avoir essuyé, des mois durant, des procès en charlatanisme, ils ont vu juste, tant pour ce qui concerne l’ordre d’arrivée des candidats que pour les résultats finaux.

Pas de vote caché pour Benoît Hamon ou François Fillon, pas de « bulle » Macron, pas de redressements erronés du vote Le Pen. Les Ipsos, Ifop et autres Harris Interactive peuvent donc souffler. Leur « vitrine » commerciale, le sondage électoral, qui leur sert moins de source de revenus qu’à prouver leur fiabilité pour attirer les clients « entreprises » le reste de l’année, n’a pas volé en éclats. Les nouveaux entrants du « big data » devront attendre un peu avant de se tailler la part du lion sur ce juteux marché. Ce que l’histoire ne dit pas, en revanche, c’est dans quelle mesure ces instituts ont influencé le comportement électoral. Sans les sondages, qu’en aurait-il été de la spirale perdante de Hamon, de l’envolée Mélenchon ou du « vote utile » Macron ?

L’avantage avec les prophéties autoréalisatrices, c’est qu’elles donnent en général raison à ceux qui les profèrent…

Pauline Graulle

Ce résultat marque, avec l’effondrement du candidat du Parti socialiste, Benoît Hamon (6,36 %), qui était également soutenu par le PRG, l’UDE et le MRC, « un bouleversement historique », note Roger Martelli. Une gauche de transformation sociale et écologique, qui place le désir d’égalité au cœur de son projet, est désormais susceptible de donner le ton dans la gauche, dominée depuis près de quatre décennies par une gauche d’accommodement et d’adaptation au libéralisme.

Une gauche qui a retrouvé ses couleurs, et séduit selon les premières analyses des instituts de sondage un électorat jeune (entre 25 et 30 % des 18-34 ans) et populaire (23 % des ouvriers), des secteurs dans lesquels il a contribué à contenir la poussée de Marine Le Pen. Ces bons résultats, qui placent Jean-Luc Mélenchon en pivot d’une recomposition de la gauche, pourraient trouver leur traduction dès les législatives : le candidat de la France insoumise est arrivé en tête dans 67 circonscriptions, second dans 167 autres.

Danielle Simonnet, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon, espère que cela permettra « l’élection de députés insoumis et insoumises les plus nombreux possibles ». En début de semaine, la France insoumise rejetait toujours les « arrangements de coin de table avec les différentes composantes politiques ». « On sera rassembleur mais dans notre couloir », prévenait l’entourage proche du candidat juste avant le premier tour. Les discussions pour les investitures entre le PCF et la France insoumise étaient alors rompues, laissant s’affronter localement les candidatures concurrentes de forces politiques qui ont pourtant soutenu le même candidat à la présidentielle.

« Les conditions d’élection d’un très grand nombre de députés sont réunies si chacune des forces qui a porté sa candidature s’en donne les moyens », estime le porte-parole du PCF, Olivier Dartigolles. Sans quoi, a-t-il prévenu, « nous passerions à côté d’une situation historique inédite » d’une recomposition de la gauche sur la ligne antilibérale. Selon la place du Colonel-Fabien, un accord permettrait de faire élire 212 députés. « Il faut traduire en termes législatifs l’avancée extraordinaire enregistrée à la présidentielle et créer une dynamique dans la continuité de la campagne de Jean-Luc Mélenchon », plaide Roger Martelli. Ce que ne permettrait pas le maintien de candidatures concurrentes dans une élection où la règle nécessitant 12,5 % des inscrits pour se maintenir au second tour peut jouer en faveur des partis ayant des candidats bien installés.

L’enjeu n’est pas mince car, quel que soit le vainqueur du duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, le 7 mai, le futur Président n’est pas assuré de disposer d’une majorité parlementaire. Un constat partagé par les principaux battus de dimanche, qui espèrent à cette occasion pouvoir se refaire. C’est le pari du parti Les Républicains (LR), dont la plupart des ténors se sont empressés d’attribuer la responsabilité de la défaite à « la personnalité » de leur candidat, François Fillon, sèchement éliminé avec un score (20,01 %) sensiblement identique à celui de Jacques Chirac en 1995, quand la droite était divisée.

Si la « ligne politique » ultra-droitière défendue par le chatelain de Beaucé est également mise en cause par certains, dont Alain Juppé, nul ne s’avise d’engager le débat sur ce terrain susceptible de déboucher sur une recomposition politique à quarante jours des législatives. Fillon sorti du jeu, la droite n’a pour l’heure qu’un seul mot d’ordre : rester groupée. « J’ai le sentiment que nos idées restent majoritaires », a déclaré dimanche le chef de file des députés LR Christian Jacob. Le bureau politique lui a confié la mission d’établir, en lien avec l’UDI, une équipe de direction de campagne pour les législatives.

« Le seul mot d’ordre dans les semaines qui viennent, c’est nous battre pour avoir la majorité à l’Assemblée et imposer une cohabitation à M. Macron », a renchéri lundi le député sarkozyste Daniel Fasquelle. Quant au président de l’UDI, Jean-Christophe Lagarde, il a exclu lundi une suspension de l’accord entre son parti et LR, récusant toute négociation avec En marche !.

De son côté, le président du groupe des députés PS, Olivier Faure, convaincu qu’aucun président élu ne pourra « rassembler sur son seul nom », veut croire que l’élection législative ne sera « pas forcément un vote de confirmation mais un troisième tour au cours duquel on choisira véritablement la politique que nous voulons voir conduite pour les prochaines années ». Selon lui, il faudra en passer par « des coalitions ou des majorités d’idées ».

Après la terrible défaite de son candidat, Benoît Hamon (6,36 %), le Parti socialiste est toutefois bien moins armé que la droite pour aborder cette échéance. Il n’est arrivé en tête dans aucune circonscription. Quel programme défendront ses candidats ? Le PS ayant renoncé lors d’un conseil national en février 2016 à en élaborer un, préférant s’en remettre à celui que porterait leur candidat à la présidentielle qui, alors, dans l’esprit de sa direction, ne pouvait être que François Hollande, se réclameront-ils du projet de Benoît Hamon, ou de celui de Manuel Valls, qui était soutenu, lors de la primaire, par une majorité de parlementaires et d’élus ?

Ces deux orientations ont ressurgi au soir du premier tour sous la forme de deux lignes tout aussi antagonistes. Alors que Benoît Hamon se projetait dimanche soir dans une future opposition à Emmanuel Macron, « qui n’appartient pas à la gauche et n’a pas vocation à la représenter demain », le lendemain matin, Manuel Valls se disait « prêt à soutenir [ce dernier], à l’aider, à participer à [sa] majorité ». Coupant court à toute polémique, le premier secrétaire du PS a vite mis sous le boisseau ces divisions. Dans une déclaration solennelle à la presse, à l’issue d’une réunion extraordinaire du bureau national du parti, Jean-Christophe Cambadélis a acté un résultat « décevant, déroutant, inquiétant », qui « marque la fin d’une époque », tout en promettant que « l’introspection viendra […]_, mais pas maintenant. Car le temps de l’explication n’est pas venu. »_ Reportant toute analyse au lendemain de la séquence électorale qui « va jusqu’au 18 juin et la fin des élections législatives », il a toutefois estimé que « les socialistes n’ont été jugés ni sur leur bilan ni sur leur projet mais sur leur capacité à affronter le second tour ». Un déni de réalité approuvé à l’unanimité du bureau national, le frondeur Christian Paul jugeant qu’« il y a une nécessité de réinventer la gauche française », mais que cela n’était pas le sujet du jour.

Ce qui était à l’ordre du jour, c’était d’appeler unanimement à voter Macron au second tour et de lancer le PS dans cette bataille (tracts, affiches, porte-à-porte, réunions publiques) que Jean-Christophe Cambadélis appelle « la bataille de France ». Ce faisant, le PS acte qu’il est devenu un parti supplétif pour composer une majorité conduite par Emmanuel Macron, aboutissement d’une longue dérive vers une ligne démocrate à l’américaine. Les pro-Hamon et leurs alliés d’EELV auront bien du mal à y trouver leur place. Ce qui rend d’autant plus nécessaire la constitution d’un important groupe de députés bien à gauche.