Les « Ritals », premiers immigrés

Le Musée de l’histoire de l’immigration, à Paris, propose un regard sur l’arrivée massive d’Italiens en France entre 1860 et 1960 qui ne manque pas de résonances actuelles.

Jean-Claude Renard  • 19 avril 2017 abonné·es
Les « Ritals », premiers immigrés
© Image : Musée national de l’histoire de l’immigration

C’est le printemps 1881. Le traité du Bardo, signé en mai, fait passer la tutelle sur la Tunisie de l’Italie à la France. À Marseille, de retour d’Afrique du Nord, le 17 juin, les troupes françaises sont acclamées dans un climat d’exacerbation nationaliste. La cité phocéenne compte près de 58 000 immigrés italiens (sur 360 000 habitants), suscitant beaucoup de rejet et de haine. Tandis que défilent fièrement les tricolores, quelques sifflets et quolibets fusent. Il n’en faut pas plus pour que s’entame alors une chasse aux Italiens qui va durer trois jours, avec trois morts et une vingtaine de blessés. On crie « à bas l’Italie ! » et on chante « La Marseillaise ». La presse relaie les incidents sous le nom de « vêpres marseillaises », en référence aux « vêpres siciliennes » qui virent, à la fin du XIIIe siècle, le massacre de Français en Sicile.

Douze ans plus tard, en 1893, à Aigues-Mortes (Gard), les relents de xénophobie sont plus vifs encore au sein de la Compagnie des salins du Midi, laquelle emploie nombre d’ouvriers italiens recrutés pour le battage et le lavage du sel. Des « Ritals » accusés de voler le travail des locaux. Les 16 et 17 août éclatent des affrontements. Les villageois et les ouvriers français chargent les Italiens. Violences, lynchages et coups de fusil. Le bilan est de huit morts et d’une cinquantaine de blessés. Aucune condamnation ne suivra un massacre qui ressemble à ce qu’on appellera plus tard, pour d’autres immigrés, les « ratonnades ».

« Pour certains historiens, commente Stéphane Mourlane, commissaire scientifique de l’exposition « Ciao Italia ! », maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille, c’est le principal pogrom en France visant des étrangers. Si les chiffres ne sont pas clairs, la presse anglaise évoquera jusqu’à cinquante morts. C’est la première marque d’italophobie. »

Si l’immigration italienne est aujourd’hui célébrée, son histoire a donc bien mal commencé, perçue comme une « invasion ». C’est le premier enseignement de cette exposition présentée au Musée de l’histoire de l’immigration, à Paris, étirée sur un siècle (1860-1960). « Ciao Italia ! », ou l’histoire d’une immigration qui s’ouvre avec l’unité italienne, quand Giuseppe Garibaldi conquiert le royaume des Deux-Siciles, avant que Victor-Emmanuel II ne soit proclamé roi d’Italie en 1861. Ce n’est pas l’unité italienne qui pousse la population à migrer mais la misère. Jusqu’à la Grande Guerre, quatorze millions de personnes quittent la Péninsule pour trouver meilleure fortune ailleurs, dont près de deux millions vers la France. Un exil de masse douloureux. Les « vêpres marseillaises » et Aigues-Mortes en sont deux exemples parmi d’autres pour une population insultée, discriminée, employée aux basses besognes et sans encadrement. « Il n’y a alors pas de structure d’accueil ni de politique migratoire, rappelle Stéphane Mourlane. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’État délègue cette politique au patronat. »

Les premières vagues de migration sont presque frontalières. Elles touchent les plus démunis du val d’Aoste, du Piémont, de Ligure, d’Emilie-Romagne, jusqu’à la Toscane ; un menu peuple qui traverse la frontière, franchit péniblement les Alpes. Beaucoup s’installent dans le sud de la France, en région parisienne, voire en Lorraine. Ils sont visibles parce qu’ils sont dans la rue ou dans les champs. Saltimbanques, ramoneurs, vitriers, cireurs de souliers, vendeurs de statuettes, paysans saisonniers (ceux-là mêmes qui freinent l’exode rural). Et plus nombreux encore sur les chantiers du bâtiment des travaux publics, formant les bataillons d’une main-d’œuvre peu qualifiée, hommes et femmes, répondant aux besoins de la révolution industrielle, dans les usines, les ateliers et les mines, satisfaisant un patronat en quête de bras guère rémunérés et dociles.

Dans l’entre-deux-guerres, une nouvelle vague d’immigration gagne le sol français, venue du Mezzogiorno. La Calabre, les Pouilles, les Abruzzes se vident de leurs contadini (les paysans). Parallèlement, sous le régime mussolinien, nombre d’antifascistes trouvent refuge dans l’Hexagone. Si l’intégration se fait aux forceps, à travers les lieux de piété et de divertissement, les associations et des pratiques inscrites dans la culture populaire, l’immigration italienne, avant de se tarir dans les années 1950, investit tous les domaines.

C’est l’autre enseignement de cette remarquable exposition, partagée entre extraits de films (Toni, de Renoir, notamment), affiches, cartes postales, documents, sculptures et tableaux (Modigliani, Severini) et portraits emblématiques qui sont autant de perles plus ou moins méconnues (Primo Carnera, champion du monde de boxe, en 1933, ou les frères Ponticelli, tournés vers la tuyauterie et la mécanique), à côté de figures attendues (d’Yves Montand à Lino Ventura et Cavanna). Un ensemble qui dessine le portrait multiple de cette immigration, se glissant dans l’industrie automobile, au cinéma, dans l’artisanat et le commerce ou la mine, présent dans la sidérurgie et le bâtiment, jusque dans le sport et bien évidemment la table.

Une exposition qui ne manque pas d’échos, d’hier à aujourd’hui. C’est tout son intérêt. « Elle sonne comme le rappel d’une immigration oubliée, relève Stéphane Mourlane. Une immigration quelque peu idéalisée, sur un mode nostalgique, avec des immigrés italiens qui se seraient mieux intégrés au regard de ce qu’on a connu par la suite. Il s’agissait donc de rappeler que l’intégration n’a pas été aussi aisée que cela. C’est avec les “vêpres marseillaises” que le terme “immigration”, dans l’opinion publique et dans la presse, est employé au sens que nous lui donnons aujourd’hui, à savoir un “problème”. »

On est donc loin de l’idée reçue selon laquelle l’intégration en France a été favorisée parce que les Italiens étaient de même culture et de même religion. « Cela a peut-être fonctionné, mais on leur reprochait aussi une religiosité exubérante, avec ses processions. Si des parallèles avec aujourd’hui s’imposent, on peut dire que la France n’a jamais bien accueilli les immigrés, quelles que soient leur origine et leur religion. Les Italiens ont bénéficié de l’avantage de la latinité, d’une proximité culturelle, sans doute, mais ils ont vécu, comme d’autres mouvements migratoires, une histoire faite de préjugés, de stéréotypes péjoratifs et de rejets violents jusque dans les années 1930, tout en constituant une main-d’œuvre indispensable à l’économie française, tout en empruntant les mêmes chemins illégaux que les migrants traversant aujourd’hui la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes, avec les mêmes problématiques de surveillance. »

Au recensement de 1901, et jusqu’en 1968, les Italiens sont à la tête des populations installées en France (cédant cette première place aux Portugais et aux Espagnols). Après la Seconde Guerre mondiale, ils disparaissent de l’espace public, deviennent invisibles, parce que, poursuit Stéphane Mourlane, « d’autres migrants, à l’altérité plus accusée, arrivent : c’est l’immigration maghrébine ». On remarque alors combien l’intégration a partie liée au temps. « C’est un processus qui s’inscrit sur plusieurs générations. On observe ainsi que les liens d’origine qui sont conservés n’ont rien de contradictoires avec les impératifs d’intégration. » C’est aussi ce qui fait les richesses de l’immigration.

Ciao Italia ! Ces immigrés italiens qui ont fait la France, Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris XIIe, jusqu’au 10 septembre. Catalogue, Ciao Italia ! Un siècle d’immigration et de culture italiennes en France, sous la direction de Stéphane Mourlane et Dominique Païni, La Martinière, 192 p., 25 euros.