Sol au monde

Dans un monologue mis en scène par Michel Bruzat, Marie Thomas s’empare du langage débridé du clown québécois disparu en 2005.

Gilles Costaz  • 19 avril 2017 abonné·es
Sol au monde
© PHOTO : DR

Les francophones et les Français sont encore de grands enfants désespérants. Ils aiment jouer infiniment avec les mots. Parfois, les francophones égalent ou surpassent les Français sur ce terrain de jeu. C’est le cas de Marc Favreau, clown québécois qui avait pris le surnom de Sol, se « disant Sol et unique » (mais sans orgueil), et que l’on a un peu oublié chez nous après un accueil très chaleureux dans les années 1980 et après sa mort en 2005 à Montréal.

Le metteur en scène Michel Bruzat, dont la compagnie La Passerelle crée depuis Limoges des spectacles d’une forte sensibilité, n’a pas oublié ce fastueux et doux maître des mots qu’était Sol. De divers textes il a composé un monologue sinueux dont le titre lance cette question ambitieuse : Comment va le monde ?

Un clown est dans sa loge, une loge minuscule qui ne prend qu’un cinquième de la déjà minuscule scène des Déchargeurs. Il va entrer en scène, il est terrorisé. Va-t-il être compris, aimé, hué ? Il sort de son recoin et se jette à l’eau, partant occuper le reste de l’étroit plateau. Il se souvient de l’enfance, et surtout de son éducation. Comme il est clown, il mâche les mots à sa façon. Il ne dit pas « l’école » mais la « colle ». À cette « colle », il agglutine une abondance de pataquès, une multitude de vocables savamment abîmés.

Tous les mots sont faux ou réinventés, et donc tout est dans une vérité aveuglante qui est double : c’est celle du rire et de la souffrance. Sol voyage ainsi jusqu’à la mort de l’être humain, une créature qui aura toujours été victime ou exploitée. Le clown retourne se cacher dans sa loge. Fin du spectacle.

Sol est un frère de Jean Tardieu, Raymond Queneau, Raymond Devos. Ses jonglages verbaux traquent la noirceur de notre condition et la beauté de l’écriture. Michel Bruzat sait faire croire qu’en matière de mise en scène il ne dépasse pas l’échelon de l’album de coloriage. C’est évidemment une façon de donner, à travers la modestie du minimal, le plein éclat du langage et de l’interprétation.

Le clown, ici, n’est plus un acteur mais une actrice, Marie Thomas, envoilée, envolée dans un ample manteau et un grand chapeau roux. Elle se souvient du personnage qu’interprétait Sol autrefois : un capitaine Fracasse luttant avec lui-même dans le tangage de sa pensée et de ses jambes. Mais Marie Thomas, avec sa petite taille, sa façon d’être à la fois l’Auguste éternel du cirque et un vivant d’aujourd’hui, a son étrangeté personnelle : une force de diable sortant de sa boîte, un art de triturer les mots en Arlequin féminin (bien que l’identité sexuelle se perde dans la composition qui brouille les apparences), une voix foraine et bagarreuse. Ainsi défile notre vie en un petit millier d’étincelles.

Comment va le monde ?, Les Déchargeurs, Paris 1er, 01 42 36 00 50. Jusqu’au 22 mai.

Théâtre
Temps de lecture : 3 minutes