Jazz : Clermont tient tête

Du 24 au 28 octobre, Clermont-Ferrand fêtera les 30 ans de Jazz en tête, un festival à l’ambiance familiale qui mêle valeurs sûres et jeunes talents.

Lorraine Soliman  • 18 octobre 2017 abonné·es
Jazz : Clermont tient tête
© photo : jean-luc thibault/CITIZENSIDE/afp

Loin de la cohue (f)estivalière, la rentrée dans le rétro et en amont de la Toussaint, depuis trois décennies, chaque année, la ville de Clermont-Ferrand vit le jazz en grand. « La tête droite, le cœur chaloupé » pourrait être la devise de ce festival justement nommé Jazz en tête. Le jazz, Xavier Felgeyrolles et sa fine équipe de mélomanes avertis l’ont bien à l’esprit. Pour le fondateur et directeur artistique de la manifestation, ardent défenseur d’un jazz « qui sait d’où il vient » (dixit Thelonious Monk), mais sans se priver d’aller voir ailleurs, tout est question d’équilibre. Le bon dosage programmatique dont il semble détenir la formule divinatoire : « Un ancrage dans le jazz que j’appelle “canal historique” associé à un absolu sens du renouvellement. » Sans oublier la sélection type « menu du marché » plutôt que buffet de mignardises et assortiments en tout genre.

Et, au-delà des mots, force est de constater que la succession des trente affiches de Jazz en tête (JET pour les intimes) atteste bien de cette cohérence « jazztronomique », pour filer la métaphore gourmande du programmateur. Depuis 1988, se sont succédé plus de 2 000 musiciens à Jazz en tête. Après une très courte escapade à l’opéra de Clermont-Ferrand et au casino de Royat, le festival s’est posé à la Maison de la culture, en plein quartier universitaire. Un coup d’œil, même rapide, sur les vingt-neuf premières programmations confirme la trempe du festival : Herbie Hancock ouvre le bal des invités prestigieux dès la première édition, encadré par Joe Pass et Ray Brown, puis ce sont Cassandra Wilson, Martial Solal, Toots Thielemans, Michel Petrucciani, Tony Williams, Dianne Reeves, Dave Holland, Steve Coleman… et, cerise sur le plateau, Miles Davis en 1990 !

La liste serait trop longue pour tous les nommer. Un regard plus approfondi, entre les lignes saillantes de ces vingt-neuf affiches, révèle aussi une attention constante à l’inouï, à la découverte de nouveaux talents, essentiellement repérés outre-Atlantique, mais aussi sur la scène hexagonale. Le plus célèbre de ces jeunes prodiges dont la carrière, en France, a été lancée à Clermont, est sans doute le trompettiste texan Roy Hargrove. En 1991, il a 22 ans, « et comme personne n’en voulait à l’époque, [avec son quintet] ils ont passé trois nuits ici, pour un concert. Et je me souviendrai toujours de voir ce gamin débarquer, vers 17 heures, par le train. À 19 heures il était déjà avec ses potes en train de jouer à l’hôtel. Et quand ils sont repartis, le surlendemain, avec un train vers 7 heures, ils étaient en jam la veille jusqu’à 6 heures du matin ». L’émotion des grands moments dont on est l’initiateur perce dans la voix de Xavier Felgeyrolles. Et peut-être aussi un sentiment d’injustice au regard d’une couverture médiatique jugée sous-dimensionnée pour un festival qui attire tout de même entre 2 500 et 30 000 spectateurs chaque année. Soit une belle moyenne de 5 000 personnes.

Quant à la révélation de Roy Hargrove, elle est loin d’être un cas isolé à Jazz en tête. Dans son sillage, de jeunes musiciens, aujourd’hui adulés dans le milieu, ont donné leur premier concert dans l’Hexagone grâce à Xavier Felgeyrolles : le pianiste Robert Glasper, le guitariste Lionel Loueke, les trompettistes Russell Gunn et Ambrose Akinmusire, ou encore le chanteur Gregory Porter, pour ne citer qu’eux. Une « tradition » de découverte qui perdure. Pour preuve, en 2016, ce sont deux jeunes Chicagoans d’envergure qui font leur première apparition devant un public français : le trompettiste Marquis Hill (vainqueur de la célèbre Monk Competition en 2014) et le guitariste Isaiah Sharkey (déjà récompensé d’un Grammy Award en compagnie du chanteur néo-soul D’Angelo).

Le cru 2017 de Jazz en tête s’annonce encore savoureux, mais plutôt dans le genre « panaché de valeurs sûres », avec notamment l’ultra-fidèle Donald Brown au piano (qui fit ses débuts avec les Jazz Messengers d’Art Blakey), le trompettiste Wallace Roney, le batteur Eric Harland, le pianiste Tigran Hamasyan, et le grand retour du quintet de Roy Hargrove. Ainsi, pendant cinq jours, avec deux concerts au quotidien, sans compter les fameuses jam sessions nocturnes, la capitale auvergnate fera « une plongée dans l’univers du jazz », et savourera cet « antidote centenaire à la poussière quotidienne », à l’ombre de Notre-Dame de l’Assomption, la « cathédrale des charbonniers ». Comme un pied de nez aux mauvaises plumes qui ignorent le dynamisme de cette métropole intermédiaire.

Au-delà de la musique live, un beau livre de photographies de Michel Vasset, intitulé L’Ombre du jazz,retrace les quinze premières éditions du festival. Et les quinze suivantes feront bientôt l’objet d’un deuxième tome. Le tout à compte d’auteur, cela va sans dire, de même que les productions phonographiques du label de Xavier Felgeyrolles, Space Time Records, qui en est à son quarante-deuxième album depuis 1994. L’originalité de Jazz en tête s’inscrit tant par la qualité de la programmation et le professionnalisme de son organisation que par son côté presque familial, où l’intensité du moment partagé l’emporte sur la rentabilité stricto sensu. Avec pourtant un revers à cette belle médaille clermontoise qui pourrait expliquer en partie la trop faible reconnaissance du festival à l’échelle nationale : un ancrage dans une tradition jazzistique centenaire, qui lui vaut du reste, et à son insu, la bénédiction des encore ardents défenseurs du « vrai jazz », mais le coupe des avant-gardes du genre qui restent encore majoritairement parisiano-centrées.

Jazz en tête 2017, du 24 au 28 octobre, Maison de la culture, Clermont-Ferrand. www.jazzentete.com

Musique
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