Un tournant de l’histoire

Le conflit israélo-palestinien ne nous a jamais quittés parce qu’il symbolise un colonialisme d’un autre âge. Et parce qu’il illustre ce qu’il y a de pire dans les relations internationales, le triomphe de la force sur le droit.

Denis Sieffert  • 31 janvier 2018
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Un tournant de l’histoire
© photo : Nicholas Kamm / AFP

S’il faut que l’histoire retienne une date pour marquer la fin de la solution à « deux États » dans le conflit israélo-palestinien, il se pourrait bien que ce soit ce 6 décembre 2017, lorsque Donald Trump a annoncé le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Quelques semaines auront suffi pour s’en convaincre. Car la décision unilatérale du Président américain a permis deux autres événements, survenus presque un mois plus tard, et qui en sont le prolongement direct. Le 1er janvier, les mille cinq cents membres du comité central du Likoud, le parti de Benyamin Netanyahou, ont adopté une résolution appelant les députés à se prononcer pour « la libre construction [dans les colonies] et l’application de la législation [israélienne] à tous le secteurs d’implantation juive » de Cisjordanie, que les auteurs du texte désignent par son nom biblique, « Judée et Samarie ».

Rappel

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Le lendemain, la Knesset, le Parlement israélien, votait une loi interdisant de fait la cession « d’une quelconque partie de Jérusalem » à une entité étrangère. Ici, il s’agit d’une loi immédiatement exécutoire, et là, d’un simple vœu du parti de la droite israélienne, mais les deux vont évidemment dans le même sens : celui d’une annexion des Territoires palestiniens occupés. Le Président américain a donc libéré tous les appétits coloniaux. Les partisans d’un Israël qui irait de la Méditerranée au Jourdain ne retiennent plus ni leur parole ni leurs actes.

Si j’évoque aujourd’hui ces événements, c’est qu’ils constituent un tournant dans cet interminable conflit dont Politis rend compte depuis son premier numéro, voilà trente ans. Les pierres des gamins palestiniens s’abattaient alors sur les blindés israéliens, qui répliquaient comme face à une armée ennemie. La première intifada inaugurait une longue séquence qui devait conduire, inéluctablement – du moins le croyions-nous –, à la proclamation d’un État palestinien indépendant, dans les frontières de 1967, au côté d’Israël. Ce conflit ne nous a jamais quittés parce qu’il symbolise un colonialisme d’un autre âge. Et parce qu’il illustre ce qu’il y a de pire dans les relations internationales, et peut-être dans les relations humaines tout court, le triomphe de la force sur le droit. Et, surtout, parce qu’il a trop souvent déchiré la société française jusqu’à produire en son sein les haines les plus irrationnelles, antisémitisme et islamophobie confondus. Le droit, l’antiracisme, l’anticolonialisme : quelques-uns des principes qui fondent Politis. Or voilà que ce long conflit, dont nous avons toujours rendu compte, est à un tournant, et le plus détestable qui soit. Car la roue de l’histoire, à force de tourner à l’envers, nous conduit à l’opposé de ce que nous espérions en 1988. Nous sommes tout près d’une annexion.

Certes, le pire n’est jamais sûr, mais tout est en place pour que la droite et l’extrême droite israéliennes portent le coup de grâce à la solution ébauchée en 1967 dans la fameuse résolution 242 de l’ONU. Mais nous n’en serions pas là sans qu’une autre condition soit remplie, en plus de la droitisation de la société israélienne et de l’arrivée à la Maison Blanche d’un Président (et d’un vice-président) étroitement lié au lobby évangéliste, plus sioniste que les sionistes juifs. Cette autre condition, c’est l’hypocrisie des Européens, et des Français en premier lieu. Tout est fait, en France principalement, pour museler les mouvements anti-colonisation. La criminalisation du mouvement pour le boycott, notamment, qui vise à interdire la moindre velléité de mobilisation. S’ajoute à cela une adhésion zélée à la propagande israélienne dont le but est d’entretenir la confusion entre antisionisme et antisémitisme. En prétendant, en juillet dernier, que l’antisionisme est la « forme réinventée de l’antisémitisme », Emmanuel Macron n’a pas seulement manipulé l’histoire, il a commis un déni de démocratie. Car l’antisionisme est une opinion qui, de surcroît, ne suppose en rien vouloir la disparition d’Israël, mais la fin de la colonisation. Il faut lire absolument à ce sujet le petit livre d’une très grande justesse de Dominique Vidal [1]. On aimerait savoir ce qu’en pense notre président de la République… Si sa petite phrase du mois de juillet est autre chose qu’un assaut de cynisme.

Mais ne nous trompons pas : à supposer que le 6 décembre 2017 marque la fin de la « solution à deux États », ce ne sera certainement pas la fin de l’histoire. Sauf à envisager une situation de guerre, la résistance palestinienne, comme toute résistance anticoloniale, ne cèdera pas pour autant. Le mouvement pour le boycott est à présent international. Et, en France, il brave les interdits. Quant à l’annexion des Territoires palestiniens, elle créerait (parlons-en encore au conditionnel) une situation nouvelle à laquelle beaucoup de Palestiniens sont déjà prêts : une revendication d’égalité pour tous les citoyens, qu’ils soient juifs, musulmans, chrétiens ou athées, sur l’ensemble de la vieille Palestine mandataire. S’ils veulent l’empêcher, les dirigeants israéliens devront assumer un régime d’apartheid tout à fait semblable à l’Afrique du Sud d’avant Mandela. Au fond, les colons entraînent peut-être leur pays vers un désastre. C’est au tour de l’Union européenne et de la France d’agir pour arrêter cette machine à remonter le temps. Un premier pas serait de reconnaître, même symboliquement, un État palestinien.

[1] Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron, éd. Libertalia, 125 p., 8 euros.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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