Quel automne pour le printemps social ?

Fragilisées par l’échec des mouvements SNCF et étudiant, les organisations politiques et syndicales doivent repenser leur stratégie pour répondre à un pouvoir inflexible et à une base en partie radicalisée.

Erwan Manac'h  • 18 juillet 2018 abonné·es
Quel automne pour le printemps social ?
© photo : La « marée populaire » du 26 mai 2018, à Paris.crédit : David Seyer/CrowdSpark/AFP

Beaucoup espéraient l’avènement d’un nouveau Mai 68 pour stopper le train des réformes libérales d’Emmanuel Macron. Le « printemps social » aura finalement accouché d’un mouvement double, étendu dans les universités et historiquement long à la SNCF, mais incapable d’additionner les colères et de peser sur le gouvernement.

Emmanuel Macron, attentif aux signes de fragilité de sa courbe sondagière, tente de se montrer un peu plus à l’écoute des syndicats, qu’il a reçus mardi 17 juillet à l’Élysée. Il entend leur redemander de négocier une évolution de l’assurance chômage (contrats courts, cumul emploi-chômage) à la rentrée. L’agenda social reste donc chargé et la méthode inchangée : avancer sans tenir compte des mobilisations.

Mais le paysage s’est transformé en ce début d’été : huit syndicats et organisations patronales se sont réunis le 11 juillet pour tenter d’établir leur propre calendrier ; le patronat a un nouveau représentant ; la CFDT montre des signes de lassitude dans le dialogue avec le gouvernement, s’estimant peu écoutée ; Force ouvrière s’est donné un nouveau chef, Pascal Pavageau, en rupture avec la stratégie conciliatrice de son prédécesseur : le syndicat prépare déjà une mobilisation interprofessionnelle qui pourrait aller jusqu’à un appel à la grève, fin septembre. Reste à tirer le bilan d’un printemps agité, qui a montré sous un jour nouveau la profonde crise qui traverse les syndicats et toutes les organisations de la gauche, et fait apparaître des préoccupations nouvelles.

« Réimplanter le syndicalisme »

Karl Ghazi Secrétaire de la CGT commerce de Paris, membre de l’intersyndicale Clic-P

Le pouvoir a une lecture assez juste des rapports de force actuels et, depuis la bataille contre la loi El Khomri, de la capacité des organisations syndicales à résister aux politiques ultralibérales. Globalement, à part dans certains secteurs phares, les capacités de mobilisation des syndicats sont très affaiblies. Le syndicalisme n’a pas réussi à s’adapter à l’éclatement des cadres du salariat et à la transformation, depuis quarante ans, de l’économie vers une économie des services. Il n’a pas su proposer des moyens d’action adaptés à cette forme d’exploitation.

Mais cette crise ne concerne pas que le syndicalisme de lutte. Tout le syndicalisme, comme les organisations politiques, est concerné. Le syndicalisme d’accompagnement subit la même crise que la social-démocratie. Il était utile au patronat lorsqu’il y avait un rapport de force important, pour jouer le rôle de soupape. Mais, aujourd’hui, il n’a plus d’utilité aux yeux du pouvoir. Je rejoins donc Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, sur l’idée que « les syndicats peuvent mourir ». Il va falloir qu’ils s’adaptent au salariat tel qu’il est aujourd’hui, éclaté géographiquement et en différents statuts qui crendent très difficile la construction de collectifs de travail conscients de leurs intérêts. Il faut chercher à construire des résistances efficaces tout en travaillant, sur le long terme, à réimplanter le syndicalisme auprès du salariat réel.

La radicalisation de la base concerne à mon avis une frange très réduite. C’est une réponse presque épidermique au constat d’échec. Et je pense qu’il serait illusoire d’imaginer qu’il suffirait de radicaliser les slogans et les formes d’actions pour que tout aille mieux. C’est un réflexe naturel qui ne sera pas productif.

Et puis, pour faire réussir la convergence des luttes, encore faut-il qu’il y ait des luttes. Il y a certes des mobilisations nombreuses, mais elles restent très localisées, sur des thèmes précis. Le nombre de journées de grève, en France, est d’ailleurs en forte diminution depuis plusieurs années. Et ce chiffre est corrélé de manière évidente avec les chiffres du chômage, qui, eux, augmentent. Le chômage affaiblit le salariat. Et l’affaiblissement du salariat fait baisser le rapport de force.

Dans ce contexte, je pense à titre personnel qu’il faut détendre le rapport entre les organisations syndicales et les partis politiques, parce que tout le monde est faible aujourd’hui. Les conditions sont réunies pour des actions unitaires plus larges. En même temps, un rapprochement entre syndicats et partis vient heurter la recherche de l’unité syndicale. Beaucoup d’organisations, comme FO, sont farouchement opposées à toute action commune avec des partis. La CGT doit donc concilier une volonté d’ouverture sur le politique et la nécessité de ne pas effaroucher les autres organisations syndicales qui estiment que le mouvement syndical doit rester absolument autonome.

« Une repolitisation de la CGT »

Dominique Andolfatto Politologue, spécialiste du syndicalisme

La grève des cheminots a permis une rencontre [entre syndicats et partis politiques], voire une repolitisation de la CGT, qui affichait son indépendance depuis les années 2000, notamment vis-à-vis du PCF. Il y a toujours eu en France une rivalité entre syndicalisme et politique, avec également des périodes de grande proximité. Après les tensions apparues à l’automne 2017 entre la France insoumise, très active, et la CGT, la Marée populaire [du 26 mai] a donné à voir une alliance possible, même si elle n’a pas réussi à convaincre les citoyens et les travailleurs. Il y a une rencontre entre les appareils, mais pas d’impact social fort.

Il me semble que la politique de dialogue social du gouvernement est assez comparable à celle qui est conduite depuis quinze ans, par François Hollande ou Nicolas Sarkozy. Emmanuel Macron montre des signes d’un certain agacement vis-à-vis des appareils confédéraux, qui, lorsqu’on leur propose de s’emparer de sujets comme la formation professionnelle ou l’assurance chômage, font peu bouger les lignes. Le pouvoir y voit un certain immobilisme, voire du conservatisme.

« Reconstruire un projet politique »

Razmig Keucheyan Sociologue

Le mot d’ordre de « convergence des luttes » signifie qu’il n’y aura pas de changement majeur sans que des luttes éparses convergent vers un même objectif. Chaque mouvement doit faire sienne « la cause de l’autre », comme dit Jacques Rancière (1), c’est-à-dire être capable de transcender sa situation particulière et mettre l’accent sur les éléments qu’il partage avec d’autres luttes. C’est un mot d’ordre sympathique et œcuménique. Mais il est inadapté à une conjoncture de reculs et de défaites comme celle dans laquelle nous nous trouvons. Pour qu’il y ait « convergence des luttes », il faut d’abord qu’il y ait une série de luttes puissantes qui forment la base de la « convergence ». Dans son texte, Rancière évoque la façon dont les révolutions anticoloniales (Vietnam, Algérie) ont mobilisé des secteurs de la population – les porteurs de valises, par exemple – a priori sans rapport avec les pays concernés. Or, aujourd’hui, nous sommes loin de pouvoir compter sur des luttes de cette ampleur. Avant donc de parler de convergence des luttes, un moment « corporatiste » est de mise, qui permettra la construction et l’approfondissement de luttes sectorielles. Souvent, l’accès à l’« universel » (la convergence) passe par le « particulier » (le moment « corporatiste »).

Ensuite, la convergence des luttes ne peut se faire que sous les auspices d’un programme politique, dont les grandes lignes sont admises par les secteurs qui convergent. Comme dit Daniel Bensaïd, elle suppose de passer du social au politique. Un tel programme, dans lequel se reconnaissaient de larges pans de la gauche réformiste et révolutionnaire, a existé au XXe siècle. Mais, aujourd’hui, on ne trouve pas l’équivalent. Par exemple, tous les courants de la gauche du siècle passé opposaient au marché capitaliste la « planification économique ». Celle-ci pouvait prendre des formes diverses, plus ou moins centralisées selon les courants, mais elle était présente dans tous les programmes. Aujourd’hui, quel serait l’équivalent ? Il n’y en a pas. Certains pensent (ce n’est pas mon cas) que le « revenu garanti » pourrait devenir une mesure de ce genre à l’avenir, mais on sait à quel point cette idée divise.

Les citoyens sont rationnels : ils ne se mobiliseront que si on leur démontre qu’une société alternative au capitalisme est viable. Au-delà des slogans abstraits (« Un autre monde est possible »), cette démonstration n’a pour l’heure pas été faite. La gauche doit donc s’atteler à reconstruire un projet politique cohérent et précis, qui sera la combinaison d’un travail intellectuel et de mobilisations et d’expérimentations collectives. C’est alors seulement que la « convergence des luttes » deviendra un objectif réaliste.

« Une génération plus radicale »

Geoffrey Pleyers Sociologue, coordinateur du réseau « mouvements sociaux » de l’Association internationale de sociologie

Sur le terrain des luttes, nous avons affaire à une génération – dont une partie est apparue en 2016 et avec le mouvement Nuit debout – qui est plus radicale ou comprend plus de personnes radicales en son sein. Le contexte à Notre-Dame-des-Landes, concomitant aux luttes du printemps, a joué. Dans cette partie du mouvement, il y a une aspiration à l’autonomie et l’idée, plus présente qu’auparavant en France, que la solution ne viendra pas de l’État. On pouvait s’attendre à ce que 1968 soit célébré par le mouvement cinquante printemps plus tard, mais, pour beaucoup, la référence était davantage la Commune de Paris que Mai 68, parfois même avec une forme de rejet de ceux qui voulaient célébrer 1968.

C’est une évolution qui date de plusieurs années et des courants distincts cohabitent, mais nous constatons un approfondissement d’un projet radical. Nous observons également une plus forte convergence qu’auparavant avec des syndicats et, pour un autre courant, une convergence citoyenne et politique assez large qu’on a pu voir lors de la « fête à Macron » initiée par François Ruffin, qui ne peut pas être réduite à une cooptation du mouvement social par une formation politique [la France insoumise]. Ce qui s’est estompé par rapport à 2016, en revanche, c’est le début de convergence auquel nous avions assisté avec les jeunes de banlieue, notamment sur la question des violences policières.

On retiendra l’arrêt du projet d’aéroport mais, au niveau syndical et étudiant, ce mouvement n’a rien obtenu, malgré des efforts importants qu’il sera difficile de reproduire l’année prochaine. L’erreur d’analyse serait de se concentrer exclusivement sur le mouvement, sans observer la stratégie déployée, en face, par l’État. C’est un jeu à deux. La stratégie du gouvernement, qu’il faut analyser comme un acteur politique mais aussi social, qui défend un modèle de société opposé, a été de montrer que les manifestations n’auront aucun impact quoi qu’il arrive. Cela ne veut pas dire que les mouvements sociaux ont échoué. Il s’est beaucoup construit. Nous avons un gouvernement qui veut montrer qu’il n’écoute pas les manifestants. L’impact à moyen terme est compliqué à prédire et ira probablement simultanément dans deux sens : une démobilisation de certains et une radicalisation d’autres autour de projets émancipateurs centrés sur l’autonomie.

(1) « La cause de l’autre », Lignes n° 30, 1997.