Quelle sortie de crise en Tunisie ?

Marasme économique, colère sociale, manœuvres politiques : le pays n’a jamais paru aussi proche de la déstabilisation depuis la révolution de 2011.

Thierry Bresillon  • 24 juillet 2018 abonné·es
Quelle sortie de crise en Tunisie ?
Photo : Le président Béji Caïd Essebsi, 91 ans, est confronté aux ambitions de son jeune Premier ministre, Yousseh Chahed.
© FETHI BELAID/AFP

Dans la nuit du 2 au 3 juin, environ 200 migrants clandestins, dont une majorité de Tunisiens, ont fait naufrage à quelques milles nautiques de l’archipel des Kerkennah, au large de Sfax. Seuls 78 ont survécu. L’émotion soulevée par ce nouveau drame n’y change rien : les jeunes des régions déshéritées continuent de tenter en Europe la chance qu’ils n’entrevoient plus dans leur pays, pourtant porteur des derniers espoirs du « printemps » qui a saisi les pays arabes au début de la décennie. La tentation de l’exil ne touche pas que les plus démunis : en 2017, 45 % des médecins nouvellement inscrits à l’ordre ont préféré partir exercer leurs talents hors de Tunisie (contre 9 % en 2012).

Dette record

Depuis l’automne 2016, la vague d’émigration clandestine ne cesse d’enfler. Les filières s’étendent désormais jusqu’au grand Sud tunisien et proposent pour 2 000 à 3 000 dinars (660 à 1 000 euros) la traversée vers la proche île italienne de Lampedusa. À Kerkennah, où la pêche artisanale, concurrencée par les chaluts industriels, est en crise, c’est devenu un débouché pour certains pêcheurs, qui louent, voire cèdent, leurs embarcations aux passeurs. Près de 10 000 Tunisiens auraient fait la traversée depuis le début de l’année, soit autant que de migrants interceptés par les autorités tunisiennes et italiennes en 2017, selon le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Sous la pression de l’Union européenne, les autorités ont déployé d’importants effectifs de police à Kerkennah, mais elles refusent catégoriquement les camps de débarquement pour les migrants interceptés en mer. En effet, le rêve européen joue le rôle de soupape sur la marmite sociale tunisienne, de plus en plus explosive faute d’horizons politiques.

Depuis 2011, les gouvernements post-dictature ont eu massivement recours aux emplois publics pour absorber le chômage, ce qui représente une création nette de 40 000 postes par an jusqu’en 2015. La masse salariale de l’État s’est envolée, passant de 6,7 à 14,6 milliards de dinars (de 2,33 à 4,8 milliards d’euros), soit près de 15 % du PIB, presque la moitié des recettes fiscales, un record mondial. Dans le même temps, les subventions pour contenir les prix de produits de base et de l’énergie montaient en flèche, portant la dette publique de 25,6 milliards de dinars en 2010 à 76,2 milliards en 2018 (de 40,7 % à 71,4 % du PIB). Plus de 20 % du budget national est consacré à rembourser ces créances.

Au choc de la révolution de 2011 s’est ajouté celui des attentats de 2015, qui ont cassé la dynamique de redressement du tourisme. Avec l’augmentation du prix du pétrole et la dévaluation de la monnaie, passant de 1,90 à 3 dinars pour un euro depuis 2011, l’économie est prise dans l’étau d’une crise des finances publiques et d’une inflation dévastatrice pour le pouvoir d’achat des Tunisiens. Le FMI a été appelé par deux fois à la rescousse, en 2013 et en 2016. En contrepartie d’un prêt de 2,9 milliards de dollars, le pays s’est embarqué pour quatre ans dans un plan de réformes draconiennes. Simplification des procédures d’investissement pour les opérateurs étrangers, introduction de partenariats public-privé, dont la tendance à privatiser les bénéfices et à étatiser les pertes est pourtant connue, réduction de la masse salariale de l’État, limitation des subventions à l’énergie, relèvement de l’âge de la retraite, restructuration des banques publiques, indépendance de la Banque centrale, incitée à laisser glisser le dinar et à relever ses taux d’intérêt… Ce paquet est censé assainir les finances publiques et redonner des marges d’action à l’État.

Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que les réformes passent mal. Auprès de la grande centrale syndicale UGTT, bien sûr, qui veut maintenir les salaires et les embauches dans la fonction publique. Mais elles heurtent aussi des intérêts longtemps protégés par l’État. Avant 2015, celui-ci avait fait procéder à un audit, jamais rendu public. Et pour cause, révélait I Watch, antenne tunisienne de Transparency International : 126 hommes d’affaires devaient toujours 700 millions de dinars complaisamment prêtés sous l’ancien régime et jamais remboursés. Pendant des décennies, les établissements d’État avaient financé ces faveurs. Aujourd’hui encore, l’accès au financement public demeure un parcours d’obstacles pour les entrepreneurs dépourvus de soutien dans les cercles du pouvoir.

Luttes de clan

D’un côté, le vieil État corrompu ; de l’autre, la voracité des marchés. Totalement dépendante de l’Union européenne (et en particulier de la France), premier client et premier fournisseur, l’économie tunisienne est modelée, depuis le processus euro-méditerranéen de Barcelone lancé en 1995, par une injonction permanente à l’ouverture commerciale. Et la Tunisie est aujourd’hui engagée dans la négociation d’un accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) visant à libéraliser de nouveaux secteurs (agriculture, services, investissements, marchés publics), à éliminer les « barrières non tarifaires » aux importations ainsi qu’à transposer en Tunisie les normes européennes en matière sanitaire, phytosanitaire et de propriété intellectuelle. « C’est à la Tunisie de faire le choix des valeurs, règles et normes dont elle veut se doter par rapport à l’alimentation, les produits chimiques, les technologies et la gestion des données personnelles », s’étonne le FTDES. Les entreprises locales, loin d’être au niveau, vont devoir affronter des concurrents rompus aux exigences européennes.

Les effets à court terme de l’austérité, pour des bénéfices hypothétiques à moyen terme, annoncent une rude saison pour un pouvoir politique bien dépourvu. Même si le regain du tourisme et une bonne saison pour l’huile d’olive et les dattes doivent faire entrer quelques devises. Mais, surtout, les institutions sont embourbées dans une crise essentiellement due aux luttes de clans pour le contrôle du parti Nidaa Tounes, créé en 2012 par l’actuel chef de l’État, Béji Caïd Essebsi, et aujourd’hui dirigé par son fils, Hafedh.

Corruption

Faute d’instances de décision légitimes, les rivalités internes à Nidaa Tounes se règlent à coups d’argent et d’intimidation. En novembre 2015, les partisans d’Hafedh avaient envoyé une milice pour empêcher la réunion d’un bureau exécutif hostile, dans la plus belle tradition du RCD, le parti au pouvoir sous la dictature du président déchu, Ben Ali. Longtemps, le clan Caïd Essebsi s’est appuyé sur la générosité de Chafik Jarraya, un homme d’affaires propulsé par les Trabelsi, la belle-famille de Ben Ali, et lié aux réseaux de contrebande avec la Libye.

En août 2016, Béji Caïd Essebsi avait choisi Youssef Chahed pour Premier ministre, jeune politicien bien sous tous rapports, présentable à la communauté internationale et loyal. Or, le voilà qui ne cache plus son ambition présidentielle pour 2019. En mai 2017, Youssef Chahed s’est permis de faire arrêter Chafik Jarraya et son réseau sous prétexte de lutte anti-corruption. Depuis, le chef de l’État a tenté de le brider en lui imposant une demi-douzaine de ministres issus de l’ancien régime. Il a également utilisé un ressort de la politique tunisienne remontant à la conquête du pouvoir par Habib Bourguiba, le père de l’indépendance : l’alliance entre la vieille aristocratie tunisoise (dont est issu Caïd Essebsi) et les élites sahéliennes de la côte entre Hammamet et Monastir, un peu tenues à l’écart depuis 2011. Des Sahéliens ont été installés à des postes clés, et notamment un dur, Lotfi Brahem, à l’Intérieur. Mais Youssef Chahed n’est pas pour autant rentré dans le rang et, depuis le mois d’avril, Béji Caïd Essebsi tente de pousser à la démission ce rival qui contrarie ses plans pour imposer le clan de son fils à la tête de l’État.

Affaibli et en perte de vitesse spectaculaire depuis un an, Nidaa Tounes n’a totalisé que 20 % des voix aux élections municipales du 6 mai dernier, largement devancé par le parti islamo-conservateur Ennahda (29 %). Une débâcle qui a accru la férocité de l’affrontement qui mine le clan au pouvoir. Mais Youssef Chahed résiste. Il est même soutenu par Ennahda, au nom de la stabilité de la coalition gouvernementale, dont le parti est membre. Il gagne des soutiens au sein de Nidaa Tounes, de son groupe parlementaire et d’une partie des médias, bénéficiant d’une image positive au niveau international. Dimanche 15 juillet, Béji Caïd Essebsi a une nouvelle fois appelé son ancien poulain à démissionner ou à demander un vote de confiance à l’Assemblée. Mais désormais affublé d’une image de chef de clan vieillissant (il a 91 ans), il ne parvient plus à maîtriser le cours des événements.

Ennahda, de son côté, poursuit sa mutation en parti de gouvernement. Son succès aux municipales lui a conféré 37 % des mairies, plus de la moitié des grandes villes, dont Tunis, où les islamo-conservateurs ont fait élire une femme, Souad Abderrahim. Considéré, même par ses adversaires, comme organisé et sérieux dans l’exercice de ses responsabilités au Parlement et au gouvernement, reconnu par les partenaires étrangers comme un interlocuteur crédible et une composante légitime de la démocratie tunisienne, le parti préfère néanmoins garder profil bas. Le seul moyen pour Nidaa Tounes de reprendre la main serait en effet de réactiver la peur des islamistes et la polarisation entre « modernistes » et « conservateurs », pourtant bien stérile au vu des enjeux du pays. Pas sûr que cette recette de 2012-2013, lorsque Ennahda était au pouvoir, fonctionne encore.

Cette incertitude anxiogène pour l’opinion rend la Tunisie extrêmement vulnérable aux turbulences régionales, notamment aux pressions de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, qui cherchent, avec l’appui de Washington, à embarquer la Tunisie dans l’axe anti-iranien et anti-Frères musulmans. Et les perspectives ne s’éclaircissent pas aux frontières, avec une Algérie fragilisée par la fin de règne d’Abdelaziz Bouteflika et une Libye ancrée dans une crise persistante.

Monde
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