Catherine Sinet, joyeusement consternée

Lancé dans l’improvisation, Siné Mensuel fête aujourd’hui ses dix ans. Sa directrice se félicite d’un titre satirique libre et indépendant. À son image de bourlingueuse et rebelle.

Jean-Claude Renard  • 26 septembre 2018 abonné·es
Catherine Sinet, joyeusement consternée
© photo : Arnaud Baumann

Voilà dix ans, « Gérard Collomb était socialiste, Emmanuel Macron était banquier, Virginie Calmels produisait de la télé-réalité et Donald Trump finançait les démocrates. Jacques Attali en était à son 92e rapport. DSK aussi (mais lui, c’était par jour)… » C’est là un extrait du billet d’humeur que signe Charline Vanhoenacker dans ce hors-série anniversaire de Siné Mensuel. Parce qu’il y a juste dix ans paraissait le premier titre de Siné Hebdo. Dix ans « à faire du mal… et ça fait du bien ».

Ils sont quelques-uns, aux côtés de la trublionne de France Inter, à saluer cette décennie dans ce numéro particulier : Isabelle Alonso, Delfeil de Ton, Philippe Geluck, Didier Porte, Jackie Berroyer, Benoît Delépine… Avant de retracer le parcours du journal à grand renfort d’articles et de dessins.

Aujourd’hui, Siné Mensuel peut savourer son anniversaire en grande pompe. Trente-deux pages paraissant le premier mercredi du mois, gavées de textes et de dessins, un ton féroce, une ironie braillarde, des réflexions pertinentes et impertinentes. Six salariés permanents, un tirage à 42 000 exemplaires, 3 000 abonnés et quelque 20 000 canards vendus en kiosque, à 95 % en régions. Preuve d’un journal guère parisianiste.

Mais qu’on revienne en arrière : au début de l’été 2008, Siné (Maurice Sinet de son vrai nom), alors à Charlie Hebdo depuis une quinzaine d’années, rédige un papier ironique sur Jean Sarkozy, qui s’apprête à épouser une héritière de la famille Darty. Reprenant une info de Libération, le chroniqueur s’amuse à voir dans le fiston un bientôt converti au judaïsme à l’occasion de son mariage. Et ponctue sa chronique par « il ira loin, ce petit ». Proche de Nicolas Sarkozy, Philippe Val, patron de l’hebdo, n’apprécie guère. Siné, taxé d’antisémitisme, est viré. Un injuste procès, vu le parcours intime et professionnel du bonhomme, qu’il gagnera en justice.

Poussé par une bande de copains, le dessinateur décide de créer dans la foulée son propre journal, entraînant sa femme, Catherine, dans l’aventure. Au cahier des charges, « un canard qui ne respectera rien, n’aura aucun tabou, chiera tranquillement dans la colle et les bégonias, sans se soucier des foudres et des inimitiés de tous les emmerdeurs ». Voilà pour le décor planté par un Siné qui n’a jamais cessé d’exprimer sa colère, entre son dessin, son graphisme et sa plume coup de poing. Parmi les premiers signataires, on recense déjà les plumes de Christophe Alévêque, de Guy Bedos et de Didier Porte, les dessins de Philippe Geluck, de Berth, de Tardi, de Poussin. Et consorts.

Doigt(s) d’honneur

« On était partis pour durer trois numéros. On n’y croyait pas une seconde ! » se rappelle aujourd’hui Catherine Sinet, mine espiègle, trempée de malice, le sourire large comme un trois-mâts en route pour l’infini. Balle peau : le premier numéro, avec un autoportrait de Siné en une levant un doigt d’honneur, se vend à 140 000 exemplaires. Au deuxième numéro, toujours à la une, Bob le boss lève deux doigts d’honneur ! On n’exagère jamais assez.

L’expérience dure jusqu’en avril 2010 : le journal est en faillite… avant de revenir en kiosque en septembre 2011. On garde le même esprit, on prend les mêmes et on recommence – sous la forme d’un mensuel. En mai 2016, Siné tire sa révérence, succombe au crabe. Le titre vacille moralement dans l’absence d’un patron exigeant et câlinou à la fois. Cofondatrice du titre, Catherine ne reprend pas le flambeau ; elle poursuit l’œuvre, en toute liberté, « puisqu’on n’a pas d’actionnaires qui nous emmerdent ni de publicitaires qui nous dicteraient ce qu’il faut écrire. On n’a pas d’obligations et on essaye d’être partie prenante de la société. C’est un journal hétéroclite, avec des coups-de-bouleurs très différents qui amènent leur propre sensibilité, comme les dessinateurs. Et tous peuvent se lâcher », se félicite-t-elle.

« C’est quelqu’un qui nous a toujours impressionnés, confie Philippe Geluck. Parce qu’elle possède une force en elle et des convictions. Ce n’est pas seulement “la femme de”. » Pour dire vrai, à 70 ans et mèche, la dame n’en est pas à sa première expérience éditoriale.

C’était pas vraiment la meilleure année pour voir le monde. Catherine Weil naît en mai 1942, entre un père issu de la grande bourgeoisie et une mère juive, de loin aimante, dépassée par sa progéniture. Elle est élevée comme une enfant catholique, guerre oblige, à côté d’un frère né trois ans plus tard, le même mois, le même jour et à la même heure. Dans le XVIe arrondissement de Paris, trois jours après la naissance de Catherine, une bombe traverse le sol de l’appartement familial. Son berceau reste au bord de la crevasse. Ça dessale pour la vie. Dans une famille qui n’a pas la fibre parentale, elle part en pensionnat en Angleterre à l’âge de 12 ans et y reste deux années.

De retour à Paris, la gamine se cogne une vie familiale sans poésie. Jugée trop dévergondée, elle est envoyée en Allemagne, avec la vague idée de préparer l’école d’interprétariat de Genève. On est en 1957, à une période où les stigmates de la Seconde Guerre sont encore vifs. Faut-il être vicelard pour envoyer sa fille outre-Rhin, dans un pensionnat installé au-dessus d’un dépôt de purin ! À 18 ans, elle épouse un Américain, représentant en encyclopédies. Ou comment se débarrasser du carcan familial. Le mariage se dissout vite dans les brumes frontalières, avant qu’elle ne décanille à Rome, en fille-mère (de Stéphane Mercurio, aujourd’hui documentariste).

Il faut bien croûter alors. Au gré des rencontres, elle joue pour Marco Ferreri (La Marche nuptiale) et multiplie les petits travaux de traduction. Tombe une proposition incongrue : créer un journal féminin en italien ! Catherine Weil n’a encore aucune expérience de la presse. Va pour Ragazza Pop. « On avait plein de choses à dire, à une époque où les femmes ne possédaient même pas de chéquier ! » Cette même année, fin 1966, de passage à Paris, elle rencontre Siné. Coup de foudre. À ce bémol près qu’on lui propose alors de diriger un pôle de magazines féminins… à São Paulo. L’ancienne pensionnaire en Allemagne n’en est pas à une bourlingue près. Elle accepte. L’expérience brésilienne dure le temps d’une grossesse, neuf mois, jusqu’à ce que Siné, las des relations épistolaires, fasse le voyage avec la ferme intention de rentrer à Paris avec elle, au grand dam du patron, dépité, qui ne comprend pas que cette jeune femme puisse être amoureuse au point de refuser un pont d’or.

Rebelote

Post-68, les années se révèlent difficiles pour celle qui devient madame Sinet et adopte avec son mari Sung Kwon, un gamin de 5 ans. Mais il y a bien longtemps qu’elle n’a pas vécu en France, où personne ne la connaît. Elle rame d’un petit boulot à l’autre, à la pige, dans la pub… 1981 est un tournant. Elle entre dans la fine équipe de Michel Polac, qui vient de lancer sur TF1 « Droit de réponse », avec succès. Catherine s’impose rapidement en rédactrice en chef de l’émission. Guère payée, mais régulièrement ! Jusqu’à la fin brutale, en septembre 1987. « On emmerdait la direction. Ils n’avaient aucune prise sur nous ! On rassemblait chaque samedi dix millions de téléspectateurs. C’était si verrouillé avant ! Les gens avaient l’impression d’un vent de liberté, observe-t-elle maintenant_. Ça avait l’air léger, mais il y avait un réel travail de fond. »_

Catherine Weil-Sinet poursuit l’aventure télévisuelle avec Michel Polac pour une émission littéraire, « Libre et change », travaille dans le documentaire, publie une enquête sur Jacques Médecin, repique à la télé avec « Chassés-croisés » sur TV5, un magazine de débats présenté en alternance par Michel Polac et Bernard Langlois, puis « J’y crois, j’y crois pas », animé par Tina Kieffer, autour des questions de société, sur TF1.

En 2002 sonne l’heure de la retraite. Basta cosi pour celle qui se reconnaît « lucide et optimiste » (ça complique bien des choses), avec un regard écœuré sur le petit écran. « Tout est formaté, tout le monde a peur de son ombre, il n’y a quasiment plus de direct. Je suis chaque soir consternée devant ma télé, à quelques exceptions près. D’autant qu’il n’y a pas besoin de censure, l’autocensure fonctionne très bien ! On est revenu à la voix de son maître ! Du côté de la presse, ce n’est pas moins consternant. »

La retraite ne dure guère puisque, dans l’été 2008, Siné décide de créer son journal. Rebelote alors ! « On peut être admiratif de sa combativité, de son côté valeureux, se réjouit Guillaume Meurice, qui vient de rejoindre l’équipe de Siné Mensuel. Elle pourrait couler des jours paisibles, ce n’est pas le cas. Elle a un rare souffle de liberté, qui donne envie de vieillir comme ça ! » Passé ce hors-série spécial, Catherine Weil-Sinet a déjà l’œil sur le prochain numéro. Les migrants sous l’angle des mineurs, les suicides en prison, l’uranium, un reportage sur le Portugal, le plan santé. Le toutim animé de dessins. « Mais tout peut encore bouger. » Comme s’il fallait ne pas se priver de diversifier les plaisirs.

Siné Mensuel hors-série, « 10 ans à faire mal… et ça fait du bien », 128 pages, 9,90 euros, en kiosque jusqu’au 19 décembre.

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