« Macronistes et lobbyistes, la même vision du monde »

Pour le politologue Guillaume Courty, ce qui a changé depuis 2017, c’est la grande homogénéité entre cercles du pouvoir et représentants d’intérêts.

Malika Butzbach  • 5 septembre 2018 abonné·es
« Macronistes et lobbyistes, la même vision du monde »
photo : Groupe LREM à l'Assemblée nationale.
© Martin BUREAU / AFP

Auteur d’une recherche parue en décembre 2017, Le Lobbying en France. Invention et normalisation d’une pratique politique (1), Guillaume Courty insiste sur l’ancienneté des pratiques de lobbying, tout en soulignant que l’arrivée au pouvoir des personnalités macronistes a rendu le contact plus facile entre ces deux sphères.

Pour reprendre vos mots dans une tribune du Monde (2), peut-on dire que « la Macronie est une terre de lobbys » ?

Guillaume Courty : Il y a une très forte homogénéité entre les personnes qui gravitent autour d’Emmanuel Macron – élus ou conseillers – et les représentants d’intérêts. Ce n’est pas nouveau : on parle en sociologie du phénomène de circulation des élites. Avec les alternances politiques, ces élus ou collaborateurs ont dû se poser la question : « Qu’est-ce que je vais faire demain ? » En effet, lorsqu’il y a un changement de gouvernement, des contrats de collaborateurs parlementaires – contrats de droit privé – sont rompus, et les personnes doivent anticiper la suite de leur carrière. On retrouve l’intuition de Max Weber : « Lorsque l’on est battu en politique, on a deux possibilités de reconversion : le journalisme ou la représentation des intérêts. »

Guillaume Courty Professeur de science politique à l’université de Lille, chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales.
Dans la représentation des intérêts, les anciens politiciens continuent, d’une certaine manière, à faire de la politique tout en monnayant leurs compétences techniques. Lorsqu’Emmanuel Macron est arrivé au pouvoir, en neutralisant les deux partis politiques dominants, il y a eu des stratégies précoces d’anticipation et bon nombre de collaborateurs se sont tournés vers le lobby. Réciproquement, avec sa thématique et sa jeunesse, le Président a convaincu beaucoup de personnes qui travaillaient dans le lobbying ou en entreprise de basculer en politique. Les lobbyistes et les politiques partagent la même conception de la politique, ce qui facilite les échanges.

Quelle est cette vision partagée de la politique ?

Plus que des idées néolibérales, macronistes et lobbyistes partagent une vision du monde. Il y a un effet de génération et un accord sur les pratiques. On le voit à travers le discours sur « l’ancien monde » et la fin de méthodes qu’ils jugent caricaturales, comme les partis politiques. Et cette vision qu’ils partagent, ils l’appliquent concrètement. Mais il y a des bugs : la démission de Nicolas Hulot en est un. Là se pose la question de ce que l’on rend visible de la politique. Surtout, les politiciens vont devoir trouver quelle justification ils donnent à ce processus politique dans lequel on fait intervenir in fine un ministre avec des représentants d’intérêts.

L’une des défenses de La République en marche est de dire que tout est lobby, ONG comme groupe industriel. Quelle définition donnez-vous, en science politique, du lobby ?

Il est intéressant d’enregistrer l’ensemble des termes que les lobbyistes utilisent pour se présenter professionnellement. Certains disent officiellement qu’ils sont lobbyistes, d’autres disent qu’ils font du plaidoyer. Entre les deux, il y a une ribambelle de métiers de la communication et des relations publiques. On parle alors de responsables d’affaires publiques ou de consultants en stratégie… Mais, globalement, tous font un travail d’influence.

En science politique, les chercheurs se servent beaucoup de la définition du lobbying qui a été retenue aux États-Unis : « Toute activité qui vise à essayer de modifier les termes de la loi. » Depuis, on l’a un peu élargie, on parle de l’ensemble des dispositifs de politiques publiques plutôt que de la loi seule. Et on prend en compte tout ce qui est organisé pour essayer de modifier l’agenda des pouvoirs publics, amener ce sujet dans l’espace public. Envoyer un communiqué de presse, c’est déjà faire un travail d’influence.

Comment expliquez-vous le caractère nébuleux du lobbying, y compris dans les termes employés ?

Le flou vient de l’histoire même de ce métier, qui n’a pas fait l’objet d’une reconnaissance officielle et d’un statut. Il n’est donc pas pris en compte par les différentes institutions françaises qui établissent la nomenclature des professions. La confusion est entretenue par le système politique, du fait des registres et répertoires créés depuis 2009 et la loi Sapin en 2016, qui obligent les représentants d’intérêts à se déclarer publiquement et auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie politique. Là, nous avons des chiffres, mais on ignore ce qu’ils signifient par rapport à la réalité du nombre de personnes qui exercent ces métiers d’influence. Enfin, il n’existe pas de définition officielle garantie par un texte de loi ou un accord des personnes qui utilisent ce terme.

Les personnes qui exercent ces métiers sont des professionnels. Il n’y a pourtant pas de diplôme de lobbying…

D’une certaine façon, il y en a. Dans la nébuleuse, le flou côtoie le précis ! Depuis la fin des années 1980, ont été créés au sein des instituts d’études politiques (IEP) et des universités des cursus jouant sur ce flou : on le voit lorsque Sciences-Po Paris rebaptise son cursus « service public » en « affaires publiques ». Le même mot sert à désigner le lobbying lorsque l’on est dans la « face cachée » du monde et quand on est dans la fonction publique.

Il y a plusieurs manières de devenir lobbyiste, et cela passe par des cursus supérieurs : le niveau de diplôme est très élevé. La voie royale, ce sont les IEP, mais il y a aussi les universités de droit, de science politique ou d’économie. On remarque que ce sont les mêmes formations que suivent les futures personnalités politiques, ce qui montre encore une fois l’homogénéité entre ces deux milieux. Pour certains, il s’agit d’une reconversion. Ils sont passés par des formations spécifiques et, en progressant dans leur carrière, deviennent lobbyistes car spécialistes de l’énergie ou du nucléaire, par exemple.

Quelles sont les méthodes utilisées par ces représentants d’intérêts ?

Chaque organisation a son propre répertoire de méthodes et d’actions, mais certaines sont un peu incontournables. Le premier, même si ce n’est pas le plus utilisé, passe par l’usage de l’espace médiatique afin de diffuser une idée ou un argument dans l’opinion politique. Pour cela, la presse et les conférences de presse sont très utilisées afin que les médias relayent le sujet et que les politiques s’en emparent.

Le deuxième répertoire repose sur l’écrit, une pratique qui a un rôle central pour les lobbys. Les représentants d’intérêts rédigent des textes qui entrent dans la machine politique pour élaborer les normes. Cela peut être des arguments, des éléments de discours, des amendements, des morceaux de programme, des textes de loi ou des mémos. Il ne s’agit pas d’avoir une belle plume, mais d’anticiper ce qu’attendent les politiques en termes d’énoncés ou d’arguments. C’est un mélange de langue politique, de droit et d’économie. Et plus c’est conforme à l’attente du politicien, plus le texte a des chances de passer. C’est pourquoi on retrouve des amendements diffusés à l’identique, par un phénomène de photocopies, car ils sont similaires à ceux qu’aurait écrits un parlementaire. Cette langue est le gage de l’homogénéité entre lobbyistes et élus.

Ces méthodes ont-elles évolué depuis le début du mandat d’Emmanuel Macron ?

Il est difficile de répondre à cette question, parce que l’intérêt pour ces méthodes est récent. Personnellement, je ne vois pas de changement depuis l’arrivée des macronistes, ni même lorsque l’on remonte plus loin dans le temps. J’ai travaillé sur l’élection présidentielle de 2012 sans pouvoir comparer ces résultats avec d’autres élections car on manque de travaux ou de traces écrites sur ces questions.

La seule grande nouveauté que l’on peut souligner, c’est le regard porté sur ces méthodes. Qu’il y ait eu des discussions à l’Assemblée nationale sur la déontologie de ces pratiques, que les médias s’emparent de ce sujet, c’est très nouveau. Sans compter que, de ce fait, les pratiques de lobbying font l’objet d’un encadrement législatif. Et, avec le poids du regard et les nouvelles règles du jeu, cela fait évoluer les méthodes. Par exemple, on ne voit plus de colloques parlementaires tels qu’ils étaient organisés : les rencontres se font différemment, dans des congrès officiels par exemple. Mais de là à dire qu’il n’y a plus de rencontres… Lorsque Stéphane Travert affirme qu’il « ne reçoit pas de lobby », c’est inquiétant. Déjà parce que le ministre de l’Agriculture doit rencontrer les acteurs tels que la FNSEA. Mais, surtout, parce que les relations entre le pouvoir et les lobbys passent par de l’écrit. Et non par des rendez-vous dans des couloirs sombres.

(1) Le Lobbying en France. Invention et normalisation d’une pratique politique, coll. « La fabrique du politique », éd. Peter Lang, 2017.

(2) 3 juillet 2018.

Politique
Temps de lecture : 8 minutes

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