Frédéric Pommier, expert conteur

Le journaliste livre avec Suzanne le récit d’une femme presque centenaire. Une histoire romanesque, finalement chahutée par les conditions de vie dans une maison de retraite.

Jean-Claude Renard  • 24 octobre 2018 abonné·es
Frédéric Pommier, expert conteur
© photo : Emmanuelle Marchadour

Pas des bottes comme elle. Suzanne est née en 1922 – elle dit « en 22 », ça va plus vite –, à Sainte-Adresse, petite station balnéaire, un lundi de Pentecôte, rue de la Solitude. Ça ne s’invente pas. Mauvais augure ? Sûrement pas. Elle n’a jamais cessé d’être entourée, ou presque. Par ses parents et grands-parents paternels d’abord, entre la charcuterie, le dessin d’architecte et les décors de théâtre. Suzanne a grandi au Havre, au bord de la mer. À trois ans, « elle ressemble au bébé Cadum des affiches de réclame pour le savon » ; à sept, elle se fait deux promesses : visiter New York et devenir comédienne. Enfance heureuse, malgré une mère aux allures de Folcoche, une enfance un brin marquée par la mort prématurée d’un petit frère. Premier deuil, premier silence. Elle n’en brille pas moins sur la scène et les courts de tennis avec, en toutes circonstances, une devise intangible qui tient en trois lettres : SQM, « sourire quand même ».

Tombe la guerre. L’apprentissage du lambeth walk (1) et l’amour en même temps. La nuit de ses fiançailles, habituée aux privations et aux tickets de rationnement, elle vomit le bordeaux, le bœuf et le gâteau. Une croix est faite sur les projets théâtraux, au profit du rôle de maîtresse de maison. Va pour la cuisine, la couture, le repassage, le crochet. SQM. Avant la fin de l’année 1942, elle est mariée, dans la presque même robe que Wallis Simpson baguant le duc de Windsor, une jambe coincée dans les plis de sa traîne. Cinq enfants vont naître. Le seul garçon de la fratrie meurt à huit semaines. Lente et douloureuse reconstruction. SQM. Ce n’est pas terminé. Suzanne est veuve à quarante ans. Même les bonnes âmes passent à tabac. La vie s’arrête, un moment. Les parties de bridge aussi. Elle élève seule ses quatre filles, ne cesse de travailler au secrétariat d’avocats, mais cultive sa passion pour le tennis, le théâtre, le champagne et les bolides. Parce que Suzanne adore conduire, et vite. Dans un coin de sa tête, la Grande Pomme s’obstine.

Suzanne, ou le portrait d’une femme qui traverse un siècle. Une petite bourgeoise de province, pas épargnée par l’universelle vacherie. Une guerre et pas seulement. Cinq naissances et trois enterrements. Une femme un tantinet excentrique, sinon théâtrale, cornaquée à la bonne humeur. Aux plats en sauce, accro à la cochonnaille plus qu’à son missel, guère avare d’espiègleries, un côté Pierrette Richard, toujours en surchauffe, en chemisier en terrasse quand il fait 6 °C, malicieuse et imprévisible, en transe de bonnes bières, capable de multiplier les kilomètres pour deux caisses de rosé de Bandol, rêvant toujours de rallyes automobiles. Marque de fabrique : « Elle ne veut pas mourir. Ça ne l’intéresse pas. » Maintenant, Suzanne a 95 ans « mais prétend n’en avoir que quarante dans sa tête. Ce n’est pas toujours vrai. Parfois, elle en a dix ».

Suzanne aurait pu passer inaperçue dans sa traversée du siècle si elle n’avait pas surgi dans la chronique de Frédéric Pommier, « Le quart d’heure de célébrité », sur France Inter, un matin de décembre 2017. Non pour relater une existence oscillant entre le jadis et l’hier, mais pour livrer son quotidien actuel. « Voilà neuf mois qu’elle vit dans un Ehpad. Un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. » C’est petit, mais ce n’est pas ce qui la dérange le plus. Non, ce qui la chagrine, c’est la nourriture. « “Insipide ! Indigne ! Tout ressemble à de la bouillie ! […] Et puis, pour le fromage, on n’a même pas d’assiette. Ils nous le mettent dans la main…” Suzanne ne mange presque plus. Elle a beaucoup maigri. “Il est très efficace, leur régime minceur”_, souffle-t-elle avec ironie. Ensuite, ce qui l’insupporte, c’est la façon qu’on a de s’adresser à elle. Il est arrivé qu’on l’appelle_ “petite mamie”. “Je ne suis pas leur petite mamie !” Et puis il y a cette auxiliaire qui l’aide à s’habiller et qui, lorsque Suzanne lui demande tel ou tel vêtement, lui rétorque “On dit : S’il vous plaît !” Infantilisation d’une femme de 95 ans. Dans certains Ehpad, on économise sur tout : sur la nourriture, sur les couches et, parfois, même sur l’eau. D’ailleurs, Suzanne n’a droit qu’à une douche par semaine. Elle se désole aussi de ne plus voir le ciel depuis maintenant quinze jours. Le volet roulant de sa fenêtre est cassé. Il est resté bloqué en position fermée. La pièce manquante est en commande […]. Comme elle lit la presse, elle sait qu’il y a pire encore ailleurs : des surdoses de médicaments, des injures, voire des coups […] Depuis qu’elle a quitté son domicile, elle a perdu près de vingt kilos. Et moi, quelques grammes d’humour, parce que cette vieille dame de 95 ans, Suzanne, c’est ma grand-mère. »

Une chronique douce-amère, avant de sonner comme un cri. À la suite, Frédéric Pommier a reçu plusieurs centaines de témoignages pour dire la maltraitance. Un mois plus tard, les Ehpad connaissaient un mouvement de grèves conséquent. Le journaliste de France Inter, chroniqueur et auteur de la revue de presse du week-end, ne pouvait en rester là. Il fallait bien que cette histoire d’amour pour cette grand-mère – car ç’en est une – accouche d’un texte ample, où la petite histoire croise la grande, où l’intime se glisse dans l’universel. Mais pas n’importe comment pour un auteur sensible à la forme. Nourri du journal de sa grand-mère, des histoires, des correspondances et des archives familiales véhiculées dans l’oralité, Pommier a retracé, année après année, sans en manquer une seule, toute une existence, de 1922 à 2018, en enchâssant ici et là des bribes du quotidien dans cette maison de retraite. Quand le présent vient culbuter la mémoire. Une sonnette à laquelle personne ne répond, une bibliothèque qui reste dans le noir, une douche hebdomadaire qui dure cinq minutes, à l’eau trop froide, une infirmière qui se trompe de médicaments, des humiliations et remontrances à toute heure, des excréments qu’on vous jette à la gueule, parce que vous êtes allé précipitamment aux toilettes, des fleurs qu’on laisse pourrir… Tableau sombre. Et si justement peint. « J’avais envie de raconter l’histoire d’une femme, souligne l’auteur, et, à travers elle, dire combien les pensionnaires de ces établissements ont eu une vie avant. Ils n’ont pas toujours eu 90 ou 94 ans. Ce sont des gens qui ont fabriqué le pays, des enfants de la Grande Guerre, qui parfois ont résisté pendant la Seconde, et qui sont, par endroits, traités de façon désastreuse, entre malbouffe, maltraitance et vétusté des lieux, qu’il s’agisse de maisons publiques ou privées, de 2 000 à 6 000 euros par mois ! Mais ce ne sont pas des gens qui intéressent les politiques, puisqu’ils ne votent pas ! Au reste, il n’y a pas meilleure rentabilité pour certains groupes, dirigés ici ou là par des responsables qui n’ont jamais exercé dans le médico-social, passent d’un magasin de fringues à une maison de retraite ! »

Critique sur les Ehpad, Frédéric Pommier n’entend surtout pas accabler le personnel. « Qui souvent n’est pas à sa bonne place, mal formé, avec peu de moyens, en sous-effectif, méprisé par sa direction et très mal payé. » Un personnel qui s’exprime peu sur ses conditions de travail, tout comme les familles parlent peu des conditions de vie, écrasées par la culpabilité. De quoi constater un concentré de souffrances pour couronner une vie romanesque : Suzanne. Un objet littéraire époustouflant, ciselé au cordeau, où chaque mot impose sa place. Devait-on s’attendre à autre chose de Frédéric Pommier ? Assurément pas. Parce que ses revues de presse sont les plus écrites qui soient. Avec un phrasé, un timbre particulier. « Mais le récit n’a rien à voir avec la radio, se défend-il, lui qui écrit à l’oreille, une petite musique singulière, tatillon sur la ponctuation. Ce n’est pas du langage parlé. L’économie de mots n’est pas la même. On passe son temps à se gommer. »

Il n’empêche, le bougre, à l’œil pétillant, espiègle, en portraitiste styliste, aime à raconter des histoires. Ses chroniques font toujours récit. « Il y a chez lui un côté Simenon, relève Mickaël Thébault, rédacteur en chef à France Inter. C’est un conteur. Infiniment drôle aussi et plein d’humour, tournant au comique des situations dramatiques, qui trouve toujours des fils improbables, qu’il tire jusqu’au bout, chargés de fulgurances, qui emmènent l’auditeur sans le lâcher. Avec une infinie délicatesse, au diapason de sa personnalité, jusqu’à son rapport aux autres, et toujours dans la modestie. » Surtout, pour avoir travaillé à ses côtés, Mickaël Thébault sait combien le chroniqueur fait du Boileau, cent fois sur le métier remettant son ouvrage. « C’est un artisan qui peaufine un détail que personne ne va voir, un perfectionniste jusqu’à la dinguerie. Au milieu de la nuit, il est capable de travailler une heure sur deux syllabes. Il sera le seul à l’entendre, mais ce n’est pas grave ! »

Après trois ouvrages fringants sur le sens des mots usités par les médias et les politiques (2), Suzanne n’est pas la première incursion littéraire de Frédéric Pommier, qui avait présenté en 2013, au théâtre de l’Athénée, Le Prix des boîtes, mis en scène par Jorge Lavelli et interprété notamment par Catherine Hiegel. Livrant sur la scène l’histoire de deux frangines. « Un texte d’un charme fou et doux, considère aujourd’hui la comédienne, avec un regard personnel, différent, sur les femmes, sur la maladie, la vieillesse, sans pathos, avec une poésie, une tendresse rare. Ce n’est pas un auteur dans le lyrisme ou sa restitution. Il y a des lectures qui déclenchent un imaginaire. Aussitôt on a des images. On voyage. Ça s’appelle la grâce. C’est le cas chez lui, avec une structure et une écriture qui manquent dans le paysage théâtral. »

Le Prix des boîtes relatait l’histoire de deux vieilles dames, déjà. Aux confins de la sensibilité, transpirant un auteur, formé à la philosophie, « d’une humanité et d’une générosité au-delà de la bienveillance, estime Mickaël Thébault. Peut-être trop. » Ce n’est pas Suzanne qui va s’en plaindre. À maintenant 96 ans et mèche, dans sa chambre d’Ehpad, elle s’est réjouie de ce portrait. En trouvant quand même que le petit-fiston, sur certaines tranches de sa vie, exagérait parfois !

(1) Danse de salon,à la mode chez les Britanniques et les Américains dans les années 1930, puis en Europe.

(2) Mots en toc et formules en tic(Seuil, 2010), dans lequel déjà figure sa grand-mère ; Paroles, paroles(Seuil, 2012) ; L’assassin court toujours et autres expressions insoutenables(Seuil, 2014).

Suzanne Frédéric Pommier, Éd. des Équateurs, 236 pages, 19 euros. Et sur France Inter, « Le quart d’heure de célébrité », tous les vendredis, à 6 h 54 et « la Revue de presse », chaque samedi et dimanche, à 8 h 40.

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