Molière  : profession, courtisan

Une nouvelle biographie, signée par Georges Forestier, dépeint l’auteur du Misanthrope comme un mondain adroit et peu sincère.

Gilles Costaz  • 10 octobre 2018 abonné·es
Molière  : profession, courtisan
© photo : Georges Forestier fait descendre l’idole de quelques marches. crédit : Gilles Targat/AFP

En raison d’une malchance inexplicable, il n’est rien resté des manuscrits de Molière. Tout a disparu, à part une ou deux signatures de sa main, qui sont peut-être des faux. De Corneille et de Racine demeurent des papiers personnels. Pour Molière, rien. Ce qui a permis les spéculations les plus imbéciles : Corneille aurait écrit une partie des œuvres de l’auteur du Misanthrope (ce qui ne résiste pas à un examen de quinze secondes).

En revanche, de nombreux témoignages sur Molière subsistent : le fameux registre du comédien La Grange, qui notait jour après jour l’activité et les recettes de la troupe (mais La Grange n’était pas toujours rigoureux), les éditions des comédies, des poèmes et de l’unique texte lorgnant du côté du langage tragique (Dom Garcie de Navarre), et d’abondants « reportages » des contemporains. Un chercheur, Georges Forestier, vient d’y jeter un grand coup d’œil. Son Molière démonte à la fois les légendes et l’idole. L’inventeur de Mascarille et de Sganarelle était un personnage mondain, galopant après les modes de pensée et les gens de pouvoir.

Georges Forestier est un généticien des lettres et du théâtre. Il recoupe les témoignages et soumet tout récit à un examen des sources, du contexte et des documents gravitant autour des faits concernés. En 2006, il avait déjà fait subir à Racine une cure de près de mille pages qui n’avait pas embelli le personnage. Face à Molière, il fait tomber les légendes, qui s’affaissent sous nos yeux comme un château de cartes.

Le petit Poquelin allait voir les bateleurs du Pont-Neuf avec son grand-père ? Une fable ! Molière aurait épousé sa propre fille ? C’est aussi faux que de penser qu’il fut un mari trompé et un délaissé contant ses malheurs conjugaux à travers la galerie de cocus qui s’affiche dans son théâtre. Il s’est fâché avec Lully, qui était un compositeur italien cynique et sournois ? Pas du tout, ils se sont toujours bien entendus. Enfin, pour conclure une liste d’événements sans doute imaginaires, Molière est-il mort en scène, ou presque ? Nullement. Il s’est éteint après une représentation du Malade imaginaire, alors qu’il affichait une santé à toute épreuve et que personne ne voyait en lui un homme usé et fragile.

À mesure que s’effondrent les mensonges et les enjolivures, le portrait de Molière se noircit et s’écaille. Quel stratège mondain, quel courtisan, quel flagorneur ! Certes, à ses débuts, il n’eut pas de succès à Paris, connut une année difficile dans le Midi et à Lyon, mais revint vite dans la capitale, où il profita rapidement et jusqu’à la fin de sa vie de la faveur royale (un peu fluctuante, il est vrai). Ayant repris la charge de tapissier du roi dont son père avait été titulaire, il intervenait pour l’aménagement de la chambre du monarque et pouvait rencontrer Louis XIV à son lever quatre-vingt-dix jours par an.

Aucun écrivain n’eut autant ses entrées dans l’antichambre, ou plutôt la chambre, du pouvoir ! Molière en usa et abusa. Si habitué à être écouté, il n’hésita pas à envoyer l’un de ses plaidoyers pour obtenir l’autorisation de reprendre Tartuffe au roi lui-même, alors que celui-ci était sur le front du Nord à la tête d’une armée qui hachait menu du soldat espagnol. Louis XIV ne lui répondit pas tout de suite…

Cependant, c’est l’écrivain qui compte. Georges Forestier lui conserve tout son éclat à travers de longues analyses de chaque pièce et en présentant ainsi la révolution de Molière au moment de L’École des femmes : « Proposer des formules comiques d’un nouveau genre, consistant à mettre en comédie ce qui est objet de débat dans la société mondaine, dans le cadre d’une intrigue centrée sur un personnage rendu ridicule par son refus délibéré des codes de conduite galante. »

Tout en mettant en relief ce qui relève du « génie » et le grand courage du chef de troupe, Georges Forestier fait là aussi descendre l’idole de quelques marches. D’abord en montrant, après tant d’autres, qu’il n’y a pas de sujet de pièce de Molière, à part peut-être Les Femmes savantes, qui n’ait été emprunté à d’autres écrivains. Certes, c’était courant, et personne ne condamnait les emprunts et citations. Mais, pour notre essayiste, Molière est une véritable éponge : il se saisit sans gêne de tout ce qui passe.

Les Précieuses ridicules, Dom Juan, Le Misanthrope, Le Malade imaginaire, même Tartuffe, s’appuient sur des idées dérobées, traitées par des auteurs français, espagnols et surtout italiens. Notre moraliste courtisan, pour qui le débat mondain était le fin du fin, était un discoureur si habile qu’il donnait de l’épaisseur morale à des causes qu’il n’adoptait que pour trouver matière à rire. Il n’avait que faire du public populaire, auquel il se référait sans jamais le fréquenter.

Minutieusement écrit, avec une discrète gaieté derrière une impressionnante érudition, l’essai de Georges Forestier ne peut pas être lu seulement comme un pamphlet. On a la sensation que tout y est (mais on peut toujours espérer des découvertes ultérieures : un sonnet au roi d’une flatterie éhontée est sorti de l’oubli en 2012). À bien des questions troublantes les réponses sont données : Molière était incroyant, ce qui ne l’empêchait pas de jouer au chrétien. Il ne fréquentait pas le grand Gassendi, mais son principal interlocuteur matérialiste était un physicien, Jacques Rohaut…

Un nouvel ouvrage de référence est donc là, que d’aucuns pourront juger réducteur et dont l’enquête et les thèses passionnantes nous atteignent comme un violent coup de rabot lancé contre notre savoir officiel.

Molière, Georges Forestier, Gallimard, « NRF Biographies », 544 pages, 24 euros.

Théâtre
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