Nouvelles voix pour les femmes khmères

Deux jeunes féministes, Catherine Harry et Vartey Ganiva, s’élèvent contre le conservatisme de leur société, et particulièrement la culture patriarcale.

Lena Bjurström  • 31 octobre 2018 abonné·es
Nouvelles voix pour les femmes khmères
photo : Vartey Ganiva est parvenue a introduire le rock dans un paysage musical très limité.
© Christopher Chriv. Ci-dessous : Catherine Harry est l’une des blogueuses les plus populaires du Cambodge.

L’une est une blogueuse toujours vissée à son smartphone, l’autre une chanteuse férue de culture rock. La première cite Simone de Beauvoir, la youtubeuse féministe américaine Laci Green et l’actrice Emma Watson. La seconde a pour héroïnes Patti Smith et la chanteuse cambodgienne Pen Ran, écrasée par la violence du régime des Khmers rouges. Catherine Harry et Vartey Ganiva ont peu de choses en commun. Si ce n’est leur âge, 24 ans, et l’esprit de révolte qui les anime. À l’heure où le très conservateur Hun Sen entame un énième mandat à la tête du gouvernement cambodgien, elles incarnent toutes deux le frémissement féministe d’une jeunesse connectée au reste du monde. Des voix discordantes, touches réfractaires dans la partition conservatrice d’une société toujours pétrie de culture patriarcale.

« Quand j’étais petite, je voulais me marier et avoir deux enfants avant mes 21 ans, se rappelle Catherine Harry. Mes rêves étaient les mêmes que ceux de la plupart des petites filles cambodgiennes. Et quand j’y repense, je trouve ça tellement triste que ça ait été ma seule ambition. » Trois ans après l’âge fatidique qu’elle s’était fixé enfant, Catherine Harry a depuis belle lurette jeté ces vieux rêves au feu de son engagement féministe. Ni mère ni épouse, Catherine est blogueuse. Sur sa page Facebook, « A dose of Cath », elle publie depuis deux ans des vidéos dans lesquelles elle parle face caméra de virginité et de mariages arrangés, de sex-toys interdits, d’agressions sexuelles ou encore de l’opportunité de regarder du porno en couple. Des sujets encore tabous pour l’essentiel de la société cambodgienne.

© Politis

« Nous avons des décennies de retard par rapport aux sociétés européenne et américaine en matière de droits des femmes », juge la jeune femme, attablée dans un café de Phnom Penh, toujours un œil sur son smartphone à portée de main. « L’autonomie financière, la contraception, l’avortement, même la masturbation… Toutes ces luttes des féministes des années 1950 à 1970 en Europe, c’est comme si le Cambodge ne se penchait dessus que maintenant. Alors certes, quand on voit qu’aux États-Unis le droit à l’avortement est encore très controversé, on se dit que c’est un combat sans fin partout. Mais, au Cambodge, une vision très archaïque de la femme reste ancrée dans la société », estime-t-elle.

Dans l’une de ses vidéos les plus populaires, Catherine Harry s’attaque ainsi au Chbab Srey, ou « Code des femmes », un poème du XIXe siècle détaillant la conduite à tenir pour être une femme de bonne réputation. Sans surprise, il y est question de soumission au mari, des vertus du silence, de l’obéissance et de l’ignorance (« L’école est plus utile aux garçons qu’aux filles »). Aucune culture n’est exempte de textes misogynes surannés, semble-t-il. De Molière à Baudelaire, la France a aussi son quota de sexisme littéraire. Le problème, pour Catherine Harry, c’est que le Chbab Srey est toujours enseigné dans les écoles du Cambodge comme l’une des bases de la culture khmère, sans recul ni critique. Et si certains passages ont été retirés du programme en 2007, à la requête du ministère de la Condition féminine, de nombreux vers problématiques sont toujours étudiés par les écoliers cambodgiens. Entre autres : « N’emmène pas le feu intérieur à l’extérieur. » Autrement dit : ne discute pas des conflits familiaux en dehors du foyer, un principe auquel on renvoie toujours les victimes de violences domestiques, dénonce Catherine Harry. Bien sûr, la société cambodgienne a évolué, la loi proclame l’égalité entre hommes et femmes et le Chbab Srey semble de plus en plus désuet. Mais, pour la blogueuse, « ce poème participe d’une certaine vision de la féminité “parfaite” qui entrave encore la libération des femmes ».

Révélation

Issue d’une famille aisée, qu’elle qualifie de conservatrice, la jeune femme a grandi à l’heure d’Internet, mangé de la pop culture au petit-déjeuner et élargi ses horizons sur les bancs d’une formation de la BBC au Cambodge. « Je participais à un média centré sur les questions de santé reproductive, destiné à la jeunesse cambodgienne, raconte-t-elle. C’est en faisant des recherches pour ce programme que j’ai vraiment découvert la pensée et l’action féministes. Pour moi, ça a été une révélation. » À la BBC, celle qui s’identifie désormais sous le pseudonyme de Catherine Harry se découvre une voix autant que des convictions, mais reste frustrée par les ­restrictions éditoriales imposées. Quelque temps après son départ du programme, elle ressort sa liste de sujets et lance sa première page de blog sur Facebook, au succès modeste. Mais, quand elle publie sa première vidéo en 2016, sa popularité grimpe en flèche. Plus de 250 000 personnes s’abonnent à sa page et commentent les vidéos qu’elle y poste chaque semaine.

Questions gynécologiques, culture du viol, sexualité féminine… Sujets graves ou légers, Catherine Harry provoque une discussion autour de thématiques évoquées rarement en privé et jamais sur la place publique. Et s’attire bien sûr son lot de critiques et de harceleurs. « Pas un jour ne passe sans que je ne trouve sur ma page et dans ma boîte e-mail privée des messages haineux. On m’a accusée de vouloir détruire la culture khmère, on m’a traitée de pute, de traînée ou, mon insulte préférée, de “démon du sexe” ! » rit-elle. Tant que le harcèlement reste virtuel, elle le traite comme le revers attendu de sa popularité. Les haineux peuvent bien râler : pendant ce temps, elle manie son succès avec le pragmatisme d’une femme d’affaires. « Des marques viennent me voir pour que je cite leurs produits, explique-t-elle. J’opère une sélection bien sûr, et je refuse toutes les propositions qui vendent une image irréaliste de la femme, comme ces crèmes qui blanchissent la peau. Mais ces partenariats me permettent de vivre de mon activité. » Entre deux publications sur les maladies sexuellement transmissibles ou le consentement, elle place ainsi une marque de préservatifs ou une publicité pour Grab, le Uber cambodgien. Un mélange des genres qui ne la trouble pas plus que ça. S’inspirant des blogueuses américaines, elle jongle avec les subsides publicitaires et les partenariats avec des ONG, fait de l’argumentaire féministe un outil de communication et du personal branding une arme militante.

Esprit de révolution

« Nous avons besoin de nouveaux modèles féminins, de nouvelles voix khmères, déclare-t-elle sans ambages. Pour le moment, le Cambodge est encore loin d’un mouvement féministe global, et de nombreuses initiatives féministes viennent des ONG internationales. Je rêve de voir un jour des milliers de femmes cambodgiennes descendre dans les rues, comme à l’étranger avec #MeToo. Mais, dans l’atmosphère politique actuelle, ça me semble peu probable. » En juillet dernier, le parti du Premier ministre, Hun Sen, au pouvoir depuis trente-deux ans, a raflé tous les sièges du Parlement, moins d’un an après la dissolution du principal parti d’opposition pour « trahison ». Très controversées, ces élections ne sont que le point d’orgue d’une vaste campagne de musellement de l’opinion. Et si le gouvernement cambodgien est flanqué d’un ministère de la Condition féminine, le discours des hommes au pouvoir n’en est pas moins conservateur et peu enclin à écouter les voix réfractaires. À en croire une lettre publique du Premier ministre, le 8 mars dernier, les Cambodgiennes devraient surtout se préoccuper de lutter contre tout esprit de « révolution » pouvant menacer le pouvoir. En attendant un hypothétique #MeToo cambodgien, rien n’empêche de secouer les idées reçues, estime Catherine Harry. Car changer les mentalités prend du temps.

Voix dissonante

En 2014, une étude pilotée par les Nations unies estimait qu’une Cambodgienne sur cinq était victime de violences conjugales. Mais, surtout, la moitié des femmes interrogées dans le cadre de cette étude estimaient que, dans certaines circonstances (infidélité, négligence vis-à-vis des enfants, refus de relations sexuelles), un homme était en droit de frapper sa compagne.

« Dans mon village, un couple de voisins se disputait tout le temps. L’homme buvait et frappait sa femme. Et, malgré tout, elle restait avec lui », raconte Vartey Ganiva. De l’histoire de sa voisine, elle a fait une chanson, un cri rauque et tendu filant au-dessus des vagues d’une guitare électrique, « Pdey Chongrai (Evil Husband) ». C’était, en 2016, le tout premier titre de cette chanteuse engagée aux influences punk. « Je voulais crier ma colère contre les hommes qui font ça aux femmes. Beaucoup de femmes cambodgiennes, surtout dans la campagne, n’osent pas tenir tête aux hommes. Ce n’est pas ce qu’on nous apprend, explique-t-elle. Je voulais que toutes ces femmes puissent écouter ma chanson et se dire qu’elles aussi peuvent tenir tête. »

Quand on lui demande si elle se définit comme féministe, Vartey Ganiva hésite : « À vrai dire, je ne connaissais même pas l’existence de ce terme jusqu’à ce qu’un reporter étranger me qualifie comme telle. » Elle en rit, mais reprend très vite : « Si défendre les droits des femmes, c’est être féministe, oui, j’en suis une. » Pour se décrire, la jeune femme préfère parler de punk, de musique et de réalité. Sur le fil brûlant de ses influences rock, la chanteuse scande les récits de drogue, de violence et d’alcoolisme d’une société patriarcale, appelle les femmes à se soulever. Dans un pays où la musique actuelle se résume bien souvent à une longue litanie de femmes éplorées sur fond de mélodies sucrées, Vartey Ganiva est une voix dissonante.

Pourtant, comme toutes les Cambodgiennes, la jeune femme a été bercée par cette pop sentimentale, dans son village de la province de Kandal, au sud de la capitale. « J’ai grandi au milieu des rizières. J’ai toujours aimé chanter, mais j’écoutais ce qui passait à la radio, à la télévision. Les chansons d’amour, c’était tout ce que je connaissais. » Jusqu’à ce qu’une ONG se lance dans la formation d’un groupe de métal avec des jeunes vivant dans la décharge d’à côté. À leur contact, Vartey Ganiva découvre Rage Against the Machine, Black Sabbath et Patti Smith, son héroïne. « Le guitariste du groupe aimait bien ma voix, il m’a proposé de travailler avec eux. Et, bien sûr, j’ai commencé par écrire une chanson d’amour. Mais ça ne sonnait pas juste, ce n’était pas ce que je voulais chanter. Je voulais parler de la vraie vie. » Elle écrit alors « Pdey Chongrai (Evil Husband) », son premier succès. Suivent d’autres titres, l’histoire de la descente aux enfers d’une de ses connaissances, passée des mains d’hommes violents à la prostitution, ou encore un chant d’hommage à la résilience des femmes khmères.

La chanteuse mélange les influences musicales, rock occidental et chanson cambodgienne des années 1960, et se définit comme punk. « Pour moi, le punk, ce n’est pas seulement un courant musical, c’est un état d’esprit. C’est aller à rebours de ce qui se fait et questionner la société, explique-t-elle. La musique est un moyen de faire entendre une réalité dont on ne parle pas et de pousser les gens à la réflexion, et à l’action. » Un cri de ralliement lancé d’abord sur les scènes underground des villes cambodgiennes, avant qu’elle ne soit repérée par son nouveau manager, qui la propulse sur les écrans de télévision. Mais, dans la très conservatrice société cambodgienne, le chemin vers le succès peut être pavé de compromissions. « Il y a certaines chansons que je ne pouvais pas chanter, trop osées. Même “Evil Husband” posait problème pour son langage “ordurier”. On m’a demandé de remplacer “evil” par “lovely” (1) ! »

Sur les conseils de son manager, Vartey Ganiva garde donc certains titres pour la scène underground, « en attendant que le public soit prêt », lui assure-t-il, et « le climat politique moins tendu ». Ce qui n’empêche pas la chanteuse d’écrire sur d’autres objets de sa colère, de la destruction de l’environnement aux inégalités de richesse. Et de se mettre à la recherche de musiciennes, pour un futur groupe entièrement féminin. Pourquoi ? « J’adore les musiciens avec lesquels je travaille. Mais un groupe de femmes serait aussi une manière d’envoyer un message : que nous pouvons tenir tête sans les hommes. »

(1) « Evil » signifie méchant, mauvais ; « lovely », adorable.

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