Rocé, ou la mémoire des luttes

Le rappeur publie une compilation de textes et de chansons illustrant vingt ans de mobilisations anticoloniales et ouvrières. Un recueil engagé, au diapason de la personnalité de l’artiste.

Jean-Claude Renard  • 12 décembre 2018 abonné·es
Rocé, ou la mémoire des luttes
© photo : Adrien pavillard

Trublions troubadours des affres de l’exil, Slimane Azem et son complice Cheikh Nourredine ont l’habitude d’arpenter les planches, alternant sketchs et chansons, quand ils sortent en 1978, ce qui deviendra un véritable tube franco-kabyle : « La Carte de résidence », ballade musicale chaloupée entre défiance et ironie amère. « Toujours les conversations, toujours le chômage et l’immigration, après les négociations, on attend qu’on nous annonce… chaque fois ça recommence, le travail quand il est dur, c’est pour l’immigré bien sûr avec la conscience pure […] Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, si je dois vous dire adieu, sachez bien que mes aïeux ont combattu pour la France, bien avant la résidence. » Façon de rappeler la France à ses responsabilités historiques, à un moment où elle négocie avec l’Algérie de nouveaux accords de main-d’œuvre entre les deux rives. Le contexte est alors défavorable dans cet épilogue des Trente Glorieuses. Le chômage est bien installé et le bouc émissaire désigné est l’ouvrier algérien, lui et ses enfants.

Par les damné·e·s de la terre. Des voix de luttes 1969-1988, Rocé, éd. Hors cadres.

Ça vaut bien ce titre, soulignant les discriminations, sans s’épargner un sourire en coin chez l’ancien berger qu’est Slimane Azem. Né en 1918 dans une famille modeste aux confins du Djurdjura, il a pris le chemin de l’Hexagone pour marner dans une aciérie de Longwy. Mobilisé, réformé puis réquisitionné pour le STO, il connaît les camps de travail de Rhénanie. À la Libération, il ouvre un troquet dans le XVe arrondissement parisien, avant d’enregistrer ses premières chansons. En 1971, il est le premier artiste algérien à recevoir un disque d’or. Auparavant, personnalité multicarte, acteur, poète, musicien, producteur, réalisateur et distributeur, organisateur de -festivals et administrateur culturel, Alfred Panou s’exclame depuis le Bénin, dans un long soliloque : « Je suis un sauvage, mais pas un esclave, cela ne va pas de soi. » En Nouvelle-Calédonie, Jean-Marie Tjibaou renchérit : « Nous sommes des hommes ayant une culture, et cette culture, il faut la montrer. Si on ne la montre pas, on pense qu’on n’existe pas. »

Ces bribes de revendications, chantées ou exhortées, participent d’un même album : Par les damné·e·s de la terre. Des voix de luttes 1969-1988, remarquable compilation de poings levés, de contestations, de morceaux engagés dans la sphère francophone, des combats ouvriers aux émancipations coloniales. Manno Charlemagne chante « Le Mal du pays », tellement loin de Haïti, Guy Cornély fait résonner les tam-tam africains, le groupement culturel de Renault dénonce les cadences, l’ordre et les privilèges, Colette Magny cingle Rhône-Poulenc, trust de la chimie, et Rhodiacéta dans le textile, tandis que le Martiniquais Joby Bernabé, homme de lettres, proche d’Aimé Césaire, croisant les influences françaises classiques, africaines et sud-américaines martèle dans « La Logique du pourrissement »: « C’est la fissure qui rigole et la rigole qui se fend la gueule, c’est la chaussure qui prend l’eau, c’est la peinture qui s’écaille, c’est la chemise qui se fait la malle, la redingote qui est en crise d’avoir été par trop portée, souillée, lavée et empesée et la couture qui n’en peut plus. »

Soit vingt-quatre titres parmi lesquels de brefs interludes politiques signés Léon-Gontran Damas et Vo Nguyen Giap. S’y ajoute Hô Chi Minh, quand une journaliste française lui demande sur qui compter pour arbitrer le conflit. « Mais madame, la lutte pour la libération n’est pas un match de football ! » lui répond le leader vietnamien. Pêle-mêle de textes, de jazz-funk, de soul, de pop, de blues libertaires, de musique afro-caribéenne, compilé par Rocé, engagé dans une démarche : sortir ces figures de l’oubli, épaulé par deux historiens tournés vers l’histoire coloniale et la musique, Amzat Boukari-Yabara et Naïma Yahi.

« J’éprouvais un manque dans l’environnement musical français, confie le rappeur, le regard perçant, un bonnet vissé sur la tête, un environnement qui véhicule une poésie nuageuse mais rien dans l’action ni dans la contestation. J’avais aussi besoin de quelque chose qui vienne de l’extérieur pour m’alimenter. Il s’agissait donc de fouiller dans le passé de la francophonie. Un passé récent mais intéressant puisque cela correspond à la génération de nos parents. » Pour s’alimenter, Rocé se fie à un ami disquaire, avec lequel il partage des goûts musicaux et surtout des curiosités. Ensemble, ils chassent les vinyles, auscultent, écoutent. Le bouche-à-oreille aide. Par les damné·e·s de la terre, ce sont dix années de travaux, dont trois à retrouver les ayants droit, à négocier les contrats. « Il y a ici autant d’interlocuteurs qu’il y a de morceaux, avec des artistes qui ne sont pas immédiatement repérables, et des labels confidentiels souvent créés en famille, qui n’ont pas voulu, justement, capitaliser sur leurs luttes. Ça complexifie. »

Le choix des titres aussi a été délicat. Il convenait, « sans être exhaustif », de faire entendre tous les territoires francophones, « en fonction de ce qu’on aime, en tenant compte des durées, des genres, de l’esthétique, sur seulement vingt ans. J’ai vite compris que ces territoires fouillés n’avaient pas à rougir de la production américaine. En remontant plus loin dans le temps, je dois avouer qu’on trouve moins de choses. S’il reste encore beaucoup de titres, j’ai dû me fixer un cahier des charges. Sans quoi on n’arrête jamais. Il y aura toujours des frustrations ». Mais c’est assez de titres pour raconter une époque, « un mode d’emploi des luttes, observe Rocé. C’est un miroir du tiers-mondisme, des diasporas installées en France, de toutes les luttes ouvrières ».

Si cette compilation est bâtie sur des titres exhumés, peut-on parler d’un style disparu ? « Non, répond le rappeur. Il existait un style clamé à cette époque, un autre est apparu dans les années 2000, un autre viendra dans dix ans qu’on dira “nouveau”. La musique reste la musique. Il n’y a rien de neuf, sinon les mots et l’esthétique, mais la musique doit être politique, sociétale, dire des choses. Faire de la musique carte postale, faite pour danser, c’est oublier le cœur au seul profit du corps. Et la modernité de ces titres, c’est l’intemporalité des luttes. Même si certains peuvent paraître datés, je préfère ceux-là, qui assument leur moment présent, aux artistes lunaires, sans tripes, qui ne disent rien sur le leur temps, alors qu’il se passe des choses dans notre société, comme s’ils avaient peur de vieillir ou de mourir. Quand la musique ne reflète pas son époque, il y a une forme de lâcheté. »

Aujourd’hui, si la préoccupation des labels est de viser large pour toucher le plus de monde possible, le projet de Rocé est de viser « précis et pas large ». Un projet « qu’on appelle “niche”, même si je trouve l’expression très dure, comme s’il s’agissait de la musique pour chien ! » Un projet porté par une volonté, celle de la transmission. À notre époque, relève Rocé, « où le capitalisme l’a emporté, comme l’individualisme, c’est vraiment apaisant. Il fallait montrer les luttes transversales, partageant un projet de société d’un pays à l’autre. Au Larzac, on se préoccupait des ouvriers maghrébins. Tout ce qui s’est effrité aujourd’hui. Les diasporas sont toutes là, comme on le voit dans une salle de classe, mais il n’existe plus de projet commun ».

Langue fluide

En ce sens, le projet des Damné·e·s de la terre ressemble furieusement à son auteur. José Youcef Lamine Kaminsky, né en 1977 à Alger, grandit à Blida entre une mère algérienne et un père argentin d’origine russe, Adolfo Kaminsky. Pas banal, le père : né en 1925, il débarque d’Argentine tout gosse. Interné au camp de Drancy parce que d’origine juive, il en ressort car mineur et de nationalité argentine. Dans son background, déjà, un apprentissage dans la teinturerie qui lui ouvre les portes de la chimie, lui permet de taquiner les encres. Ça lui vaudra d’être recruté par la Résistance pour la fabrication de faux papiers. Une activité clandestine parallèlement au métier de photographe (1), classé parmi les humanistes, qui se poursuit durant la guerre d’Algérie au profit des militants du FLN, qui se prolonge à l’occasion de toutes les luttes de décolonisation, d’Amérique du Sud en Afrique. Dix ans passés en Algérie, où il rencontre sa femme, alors militante pour la libération de l’Angola. Puis il regagne la France avec sa petite famille. À Thiais, exactement. En guise d’accueil, un article de Minute signale l’arrivée en France du faussaire invétéré.

Le p’tit José Youcef grandit ainsi dans l’encolure de Paris, sous l’influence de son grand frère, écoutant Radio Nova, NTM, MC Solaar, Assassin. À l’âge de 12 ans, ancré dans le mimétisme, il rappe déjà. C’est une période « où tout le monde s’essaye à tout ». Rap, graf, break dance, DJ… Pas de quoi se dire encore « quand j’serai grand, je serai rappeur ! ». Parce que ça reste une activité extrascolaire. Ça ne va pas plus loin que du free style à la radio. La carrière de rappeur n’existe pas. Scolarité moyenne, bac électro-technique. À 18 ans, le jeune Argentin de papiers acquiert la nationalité française, choisit d’entamer des études en sociologie. Il enquille les petits boulots. McDo, réceptionniste de nuit, ouvrier en usine dans la chaîne du froid. Cent métiers, cent merdouilles.

À 25 ans, il sort son premier album sous le pseudo de Rocé (vu que tout le monde prononce son nom sans la jota espagnole), au titre bien nommé, Top départ. Puis Identité crescendo en 2006, L’Être l’humain et le réverbère en 2010. Et enfin, sous son propre label, Hors cadres, créé en 2012, parce qu’il a besoin de tout maîtriser (quand les grandes maisons de disques ne représentent plus qu’un numéro de Siret, « à regarder comme une banque »), Gunz n’ Rocé en 2013, dans lequel il souligne, notamment, avec « Habitus », combien notre milieu social est déterminant. Un accent, des gestes, une démarche, un look, le rapport de force impalpable devant un patron, certains choix de vie. Des albums jugés dans le bon flow, la fluidité du phrasé, dans la mélodie d’un texte ni vraiment chanté ni parlé, sans fioritures, épuré, en marge des tendances faciles, sans cet autotuning qui consiste à synthétiser la voix.

Une constante : des textes au niveau de langue soutenu. Sans doute parce qu’au bout des lectures (Hannah Arendt, Frantz Fanon, Léon-Gontran Damas) et des écoutes, la langue française est devenue un outil, pierre angulaire des rapports sociaux. « S’exprimer, c’est donner sa carte d’identité sociale. C’était un challenge, c’est maintenant un jeu. Maîtriser la langue est un signe extérieur de richesse. J’aime en prendre soin et le vernir. À vrai dire, quand on écoute les premiers titres du rap français, on s’aperçoit qu’il y avait déjà un niveau de langue soutenu. J’ai juste été un bon élève. »

C’est ce bon élève qui aujourd’hui, entre l’organisation de concerts dans les hôtels Mama Shelter et les ateliers d’écriture dans les écoles, s’attache à raviver certaines voix et se prépare à l’écriture d’un nouvel album, cependant qu’il n’existe pas un rap, mais plusieurs. « On parle même aujourd’hui de pop urbaine », souligne Rocé. Mais la définition du rap, c’est bien de s’échapper des codes, des institutions. « C’est une musique qui prend partout, de manière décomplexée, et particulièrement aujourd’hui par des artistes opposés et à la fois dans la même mouvance », estime le natif de Bab-el-Oued qui, lorsqu’on critique l’image des femmes dans le rap, défend l’idée qu’au moins les rappeuses se permettent d’« utiliser le capitalisme pour le mettre dans la gueule des industries. Elles dénoncent les mêmes inégalités en apportant une dimension différente ».

C’est le cas pour Angel Haze, Missy Elliott ou Lauryn Hill, « grâce auxquelles les grosses boîtes vont devoir composer avec les luttes féministes comme avec les luttes anticoloniales. Et s’il y a bien un endroit où cela bouge, c’est dans le rap. Bien plus qu’à l’Élysée, bien plus que dans la République ! C’est l’avantage du rap, qui fait évoluer les choses. » Mais Rocé lui-même se pose en garçon calme. « Il y a de quoi être engagé dans ce monde, mais il faut faire la différence entre l’engagement et la colère. Je ne suis pas colérique. » Reste cette histoire de mémoire qui lui tient à cœur. « Les Afro-Américains connaissent leurs aînés, avec les Last Poets, issus des ghettos. Ce n’est pas le cas des rappeurs français, issus des diasporas, de l’immigration, des luttes ouvrières et anticoloniales. » Par les Damné·e·s de la terre y répond. Affaire d’héritage.

(1) Une grande rétrospective lui a été consacrée à la Halle Roublot, à Fontenay-sous-Bois (94), en décembre 2012. Voir Politis n° 1229, du 29 novembre 2012.

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