« Un grand voyage vers la nuit » : Du plus loin de l’oubli

Un grand voyage vers la nuit, du réalisateur chinois Bi Gan, est un périple, en partie en 3D, au cœur de la mémoire et du rêve.

Christophe Kantcheff  • 29 janvier 2019 abonné·es
« Un grand voyage vers la nuit » : Du plus loin de l’oubli
© photo : bac films

Dans le dossier de presse, Bi Gan évoque sa frustration ressentie en tournant Kaili Blues (2015) – son précédent et premier long-métrage –, due au manque d’argent qui lui a interdit d’aller au bout de son projet. Pourtant, ce film a imposé d’emblée le nom du jeune cinéaste aujourd’hui âgé de 29 ans, offrant déjà un extraordinaire voyage au spectateur aventureux. La fluidité de la mise en scène faisait exploser le rapport au temps, rendait indistincts le passé et le présent, mêlait la prose du quotidien au fragment de l’onirisme. Un grand voyage vers la nuit est le prolongement hyperbolique de Kaili Blues, une expérience sensorielle puissance 10, de nouveau fondée sur une exploration des arcanes de la mémoire et du rêve.

Luo Hongwu (Huang Jue), dont on devine les antécédents de tueur, revient dans sa ville de Kaili pour retrouver la trace d’une femme aimée. Il est aussi question d’un meurtre commis naguère, celui de son ami Le Chat, resté non élucidé. Les recherches de Luo Hongwu ne prennent aucun chemin traditionnel. Elles ressemblent à une enquête à la Modiano, l’une des influences artistiques revendiquées par Bi Gan, une autre étant l’œuvre de Chagall. L’homme retrouve dans une horloge héritée de son père la photographie d’une femme sans visage : un trou a été percé à cet endroit. Il a aussi en sa possession un livre vert, contenant non des poèmes mais ce qui s’en approche : des incantations. Dans une ambiance chaude et humide à la Wong Kar-Wai, il emprunte des chemins anxiogènes : ici un réservoir ou un tunnel où l’eau circule, là des lieux obstrués par un cadre, une grille ou une vitre. Il rencontre une femme en robe de satin vert avec laquelle il échange des paroles ésotériques et belles. L’une d’elles, « moins on sait, moins on oublie », pourrait constituer l’exergue du film.

Puis, au bout d’une heure, on entre dans une nouvelle dimension. Au début, un carton avait annoncé : « Ceci n’est pas un film en 3D, mais veuillez suivre notre héros pour savoir quand mettre vos lunettes », distribuées avant la séance au spectateur. Celui-ci les chausse quand le personnage est lui-même entré dans un cinéma et lui montre l’exemple. Ce qui suit relève de la lente et puissante hallucination. La narration, elliptique dans la première partie, tient désormais au fil d’un plan séquence, d’une virtuosité impressionnante, qui s’étirera jusqu’à la fin. La nuit a mangé l’écran, et Luo Hongwu, au gré d’une longue descente en téléphérique, arrive dans un village improbable, où il est attiré par une femme portant le nom de celle qu’il recherchait, Wan Qiwen (Tang Wei). Peut-être est-il parvenu au royaume des morts.

Il s’agit, quoi qu’il en soit, d’un lieu d’envol, ou d’élévation, au propre comme au figuré. Un grand voyage vers la nuit se colore de fantastique qui n’exclut pas un certain mysticisme. Au bout de ce cheminement dans un inconnu peuplé d’éléments familiers (des chansons de variété chinoise, qui résonnent partout), un feu de Bengale énigmatique se consume. Faut-il y voir la durée fugace de l’existence ou la persistance aléatoire du souvenir ?

Un grand voyage vers la nuit, Bi Gan, 2 h 13

Cinéma
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