Venezuela : Coup de poker explosif

En s’autoproclamant Président, le député Juan Guaidó rompt l’apathie de l’opposition politique au très contesté Nicolás Maduro, mais prend le risque d’une escalade violente.

Patrick Piro  • 29 janvier 2019 abonné·es
Venezuela : Coup de poker explosif
photo : Le nouveau leader de l’opposition Juan Guaidó lors de sa « prestation de serment », le 23 janvier à Caracas.
© Federico PARRA/AFP

Contrairement aux apparences, la crise politique au Venezuela n’avait pas encore touché le fond. Mercredi 23 janvier, devant une petite foule de 3 000 sympathisants, Juan Guaidó lève la main droite pour s’autoproclamer, dans les termes consacrés, président de la République par intérim. Le jeune député, qui vient de prendre la présidence tournante d’une l’Assemblée nationale acquise à l’opposition, justifie son initiative en dénonçant comme « illégitime », avec l’ensemble de son camp, la réélection de Nicolás Maduro lors du scrutin présidentiel contesté de mai 2018.

Cette initiative spectaculaire a pris les protagonistes par surprise : depuis de nombreux mois, les principaux détracteurs du Président, divisés, emprisonnés ou exilés, se trouvaient plongés dans la résignation après de nombreuses tentatives de destitution de l’héritier d’Hugo Chavéz. Cependant, l’investiture officielle de Maduro pour un second mandat, le 10 janvier, a soudainement réactivé les protestations de rue, que les forces de l’ordre ont très violemment réprimées. On dénombre déjà une trentaine de morts depuis le début du mois. L’épisode sanglant du printemps 2017 s’était soldé par plus de 100 tués.

Et puis Guaidó a enregistré le soutien immédiat des États-Unis ainsi que du Canada, de l’Australie, d’Israël et d’une dizaine de présidents latino-américains de droite, qui l’ont reconnu comme nouveau chef de l’État. Six pays de l’Union européenne (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Portugal et Royaume-Uni) ont annoncé suivre le mouvement au cas où Maduro ne convoquerait pas de nouvelles élections sous huit jours – ultimatum qu’il a rejeté dans la foulée, soutenu sans surprise par Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, rejoints par le Mexique du nouveau président de gauche Lopéz Obrador, mais aussi la Russie, la Chine et la Turquie, entre autres.

Un coup d’État ? Si Guaidó prend ses aises avec la Constitution (qui prévoit la suppléance d’un président dans l’impossibilité d’assumer ses fonctions), Maduro fait de même depuis près de deux ans, manipulant à sa convenance les institutions sous divers prétextes, à la suite des élections législatives de fin 2015, remportées par l’opposition : date de scrutins modifiées (régionales de 2017 retardées d’un an, présidentielle de 2018 avancée de six mois), Assemblée nationale dépouillée de ses prérogatives, création d’une Assemblée constituante omnipotente s’imposant au législatif et au judiciaire (mais qui lui est totalement acquise), etc. « À tout le moins, c’est un coup de poker, souligne à Caracas un proche observateur qui requiert l’anonymat. Guaidó tente de renverser la table en misant sur sa carte personnelle pour remobiliser une population exaspérée par la crise politique et économique. »

Le pays, en plein marasme, a vu s’effondrer le PIB et exploser tous ses indices – dette, chômage, pauvreté. Il manque de tout, et notamment de biens essentiels (aliments, médicaments), l’inflation aurait atteint 1 370 000 % en 2018, trois millions de personnes auraient déjà fui le pays, principalement via la frontière colombienne.

Alors que les Capriles, López et autres têtes de l’opposition sont perçus comme des hommes du passé, Guaidó, qui n’est cependant pas un novice en politique, surgit à 35 ans sur la scène publique comme un acteur neuf, susceptible de dépasser les constantes divisions des anti-chavistes. Le gouvernement a donné un bon coup de main à son ascension inattendue quand des policiers cagoulés organisent son enlèvement, le 13 janvier, sur une voie très fréquentée. Un mobile a tout filmé, les réseaux sociaux s’enflamment, les chancelleries étrangères condamnent. Guaidó est relâché une heure plus tard. « Avec l’impact qu’a provoqué son autoproclamation, une nouvelle arrestation est difficilement imaginable », estime le même observateur, qui voit une forme de « printemps vénézuélien » en cours.

Avec une spontanéité tout apparente, juge pour sa part Christophe Ventura : pour le chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), la proclamation du 23 janvier est l’aboutissement d’une stratégie concertée, élaborée depuis des mois par l’opposition avec l’appui des 14 pays latino-américains du « Groupe de Lima », créé en août 2017 pour faire pression sur Maduro dans la perspective de trouver une issue démocratique et pacifique à la crise vénézuélienne, « et avec le soutien très actif des États-Unis, même s’il est abusif de présenter Guaidó comme “l’homme de Washington” ».

Plongé depuis des mois dans l’apathie et la désespérance, le Venezuela vient soudain de basculer dans l’incertitude la plus complète, jugent tous les observateurs. « L’hypothèse la plus évidente pour la suite est hélas la plus périlleuse, convient Christophe Ventura. Car plutôt que d’un “coup d’État”, c’est d’un gouvernement parallèle dont hérite le pays… déjà doté de deux organes législatifs ! C’est intenable, on va à la déflagration, possiblement une guerre civile… » Il ne croit guère à une intervention militaire extérieure, en dépit des rodomontades de Trump et des menaces colombiennes. « On n’en est pas du tout à ce stade. » La résistance aux velléités interventionnistes des États-Unis, de très mauvaise mémoire en Amérique latine, s’est fortement exprimée, notamment via la Russie et la Chine. L’intérêt géopolitique pour le pétrole – le Venezuela détient les plus grosses réserves du monde – et autres ressources naturelles n’y est pas étranger.

Quand à la voie pacifique d’une négociation politique… Le Mexique et l’Uruguay se sont bien offerts pour une médiation, acceptée par Maduro. « Mais je ne vois actuellement aucune des conditions réunies pour enclencher une désescalade de cette nature », commente Christophe Ventura. Et puis « l’opposition n’y croit plus », appuie à Caracas l’observateur cité plus haut, évoquant les négociations menées entre le gouvernement et l’opposition de septembre 2017 à février 2018 en République dominicaine. Leur échec incombe en partie à Maduro, plus soucieux d’organiser des circonstances favorables à sa réélection que d’apporter des garanties d’équité au scrutin.

Reste enfin le comportement de l’armée, pièce consubstantielle du pouvoir chaviste. Même si de vrais remous se manifestent en son sein depuis des mois – petites rébellions locales, désertions, dizaines d’officiers arrêtés –, « ils ne dépassent pas les échelons de la base, ne menaçant aucunement l’institution », indique Christophe Ventura. Juan Guaidó, qui a conscience de l’enjeu, a promis l’amnistie aux militaires qui se rallieraient à l’opposition. Pas sûr, à ce stade, que l’offre parviennent à entamer leur loyauté.

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