Le blues des fonctionnaires

Les agents de la fonction publique s’inquiètent d’une réorganisation profonde et brutale de l’État, alors que la « loi travail » de la fonction publique débute son parcours législatif.

Ingrid Merckx  et  Erwan Manac'h  et  Romain Haillard  • 27 mars 2019 abonné·es
Le blues des fonctionnaires
© photo : Plus de 17 000 personnes ont manifesté mardi 19 mars contre la casse sociale dans la fonction publique.crédit : Benjamin Mengelle/Hans Lucas/AFP

Une « loi travail » pour les fonctionnaires

La loi de transformation de la fonction publique vise à réduire les freins aux grandes réorganisations :

• Réduire le pouvoir des représentants du personnel : évolutions de carrière, mutations, sanctions et projets de réorganisation ne seront plus validés par les instances représentatives du personnel. Et le comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT) disparaît, fusionné avec les comité techniques au sein des « comité sociaux ».

• Développer l’embauche des contractuels : l’emploi sous contrat privé sera facilité pour les cadres et par l’intermédiaire du « contrat de projet », signé pour une durée de 1 à 6 ans, sans indemnités de fin de contrat.

• Faciliter les réorganisations : plusieurs mesures permettront d’encourager, voire d’imposer la mobilité à des agents dont la mission sera supprimée : ruptures conventionnelles, primes, formations. D’un trait de plume, la loi supprime également les accords dérogatoires aux 35 heures, signés par des collectivités soucieuses de réduire le temps de travail. 11 points restent par ailleurs à définir par ordonnance, à l’issue du vote des parlementaires. E. M.

C’est un message d’alerte un peu désemparé, livré la gorge nouée au téléphone, par des syndicalistes qui délaissent un temps leurs revendications pour poser une douleur. Difficile de mettre des mots sur « l’ambiance étrange » qui règne au sein de l’administration à l’aube d’un débat législatif accéléré sur la loi « pour la transformation de la fonction publique ». « Cela fait des années qu’on dit qu’il y a un problème dans la manière de parler des fonctionnaires, ce n’est pas étonnant que cela craque de partout », s’inquiète Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT-fonctions publiques.

Le texte qui devait être présenté le 27 mars en Conseil des ministres n’est pas une de ces grandes lois fourre-tout à l’effet massue. Il se contente d’injecter une dose de « flexibilité » dans les rouages de l’État, des collectivités et des services publics, pour accélérer la cure d’amaigrissement du secteur public, entamée il y a plus de quinze ans. « C’était en rodage ; longtemps, les encadrants et les directions ont essayé de soigner la forme et de nous rassurer, mais nous constatons aujourd’hui une accélération. Les managers ne s’en cachent plus », souffle Olivier Youinou, syndicaliste chez SUD-Santé AP-HP, dans les hôpitaux parisiens. « Ils veulent passer un cap supplémentaire et cette loi leur permettra d’imposer des mobilités forcées », prévient Vincent Drezet, du côté de Solidaires-finances publiques.

Les 5,4 millions de fonctionnaires ne sont pas tous à la même enseigne. Les ministères de l’Intérieur et de l’Armée n’ont aucune suppression de poste à craindre. Le coup est rude en revanche dans les finances publiques, avec les réorganisations qui doivent accompagner la dématérialisation des déclarations d’impôt et le prélèvement à la source. La direction générale des Finances publiques (DGFip) a déjà perdu un tiers de ses agents depuis 2002 et devrait perdre encore 20 à 30 % des postes dans les prochaines années, selon des fuites internes relayées par le syndicat Solidaires-finances publiques. L’inspection du travail paie également un lourd tribut, par des « réformes incessantes depuis 2014 », et les baisses d’effectifs à venir devraient faire maigrir les services de 15 %, selon des sources internes citées par la CGT. Un sérieux coup de canif est également prévu dans les « fonctions supports » des administrations dans les régions (communication, logistique ou ressources humaines), qui devront fusionner pour permettre « plusieurs centaines de suppressions de postes », affirmait Les Échos le 22 mars, alors que la circulaire n’avait pas encore été envoyée par Matignon aux services concernés.

Le contexte est également tendu dans l’Éducation, à la suite des fermetures de classes annoncées en février. En Seine-et-Marne (77), par exemple, 180 classes sont menacées, dont 10 dans la seule ville de Chelles, où les enseignants mobilisés se retrouvent convoqués à l’inspection d’académie pour des rappels à la loi : prière de ne pas soutenir le mouvement « école morte » initié par les parents d’élèves, au nom de « l’obligation scolaire ». « La vision comptable a eu le dernier mot », tranche Frédéric Marchand, secrétaire général de l’Unsa-éducation, notamment au regard des 2 650 postes supprimés dans le secondaire cette année, alors qu’on y attend environ 40 000 élèves supplémentaires par an jusqu’en 2021. Dernière trouvaille, les préfets et les maires pourront regrouper des écoles et des collèges d’un même secteur sous la coupe du principal de collège pour supprimer les postes de directeurs des écoles.

Les chiffres de l’OCDE montrent pourtant que la proportion de fonctionnaires, en France, est pile dans la moyenne des pays développés (1). « Nous sacrifions le service public au nom du retour à l’équilibre financier, alors que les besoins de la population augmentent de manière exponentielle, ajoute Olivier Youinou. En gériatrie, ce sont 50 % des lits dans les services de soins de longue durée qui vont être supprimés dans notre secteur [la région parisienne]_, soit 1 200 lits. Les établissements privés, eux, poussent comme des champignons. On leur offre le marché. »_ La Cour des comptes vient de chiffrer ce recul des services publics : 5,3 % des écoles ont été supprimés en quatre ans dans les territoires ruraux (2 % en ville), les centres des impôts suivent une tendance similaire et le gouvernement vient de supprimer les 307 tribunaux d’instance – la justice de proximité –, pour les fusionner avec les tribunaux de grande instance. Le service rendu tend également à se dégrader, à en croire le pointage annuel du Défenseur des droits, qui enregistre une hausse de 10 % du nombre de plaintes concernant les relations avec les services publics.

Ce climat nourrit la frustration des agents, qui éprouvent toujours plus de difficultés à faire leur travail comme ils le souhaitent. « Nous sommes transformés en machine à faire des actes, codifiables, rentables et facturables. Mais l’essentiel de notre métier ne rentre pas dans leurs chiffres », s’indigne Olivier Youinou. Ironie de l’histoire, les inspecteurs du travail, premiers à veiller sur les risques psychosociaux dans les entreprises, souffrent aujourd’hui des « injonctions contradictoires » qui les mettent face au syndrome du « travail empêché ». Un syndicaliste Force ouvrière au ministère du Travail, qui requiert l’anonymat à la suite de sanctions disciplinaires prononcées contre des collègues syndicalistes s’étant exprimés dans la presse, raconte : « Nous avons l’obligation de faire un reporting constant, qui est extrêmement chronophage. Nous sommes en sous-effectif et nos actions sont orientées vers l’amiante ou la vérification du salaire des travailleurs détachés, nous n’avons plus le temps de répondre à la demande des salariés et de travailler, par exemple, sur les risques chimiques, alors qu’on constate un besoin sur le terrain. »

Ce diktat des objectifs chiffrés est un des traits les plus prégnants du « nouveau management public », qui s’impose progressivement aux fonctionnaires depuis la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), votée en 2001, avec l’ambition de calquer dans le public les méthodes de management du privé. Le travail des agents est de plus en plus tendu vers des résultats quantifiables et leur avancement de carrière doit désormais suivre les courbes de leur « performance ». Les primes au mérite arrivent par exemple dans l’Éducation nationale, adossées notamment au bulletin scolaire des élèves.

Cette perte de sens nourrit une souffrance, elle aussi identifiée par plusieurs études. Un quart des agents de la fonction publique sont « surexposés » aux risques psychosociaux, selon la direction générale de l’Administration et de la Fonction publique (DGAFP). Un taux qui grimpe à 30 % dans les hôpitaux. Dans l’Éducation, un duo de médecins a dénombré un quart des cadres (principaux, proviseurs et adjoints) en situation de burn-out, dont 14 % au stade clinique nécessitant des soins (2). « Il faut écouter les agents, quand on ne cesse de tirer la sonnette d’alarme. Écoutez-nous lorsqu’on dit qu’il y a un mécontentement diffus ! », s’alarme Mylène Jacquot.

Le début de mouvement syndical a pourtant peiné à déchaîner les foules, vu l’empilement des réformes et le sentiment d’abattement qui guette les agents. Les syndicats affichent pourtant une unité rare, en particulier sur la revendication salariale. Le gel de la valeur du « point d’indice » a fait perdre aux fonctionnaires environ 20 % de pouvoir d’achat au regard de l’inflation. Et le statut de fonctionnaire ne manque pas de « souplesse ». Imaginé en 1946 pour garantir la neutralité des fonctionnaires d’État, et élargi en 1983 aux collectivités et aux hôpitaux, il a connu 225 modifications législatives en trente ans (3). Toutes les organisations, y compris de cadres, ont donc voté contre la loi dans les instances de concertation, et une journée de grève nationale est prévue le 9 mai. En attendant, la mobilisation se décline localement, parfois avec force. Les douaniers, notamment, font la grève du zèle depuis le 4 mars, avec l’imminence du Brexit comme « catalyseur d’un malaise sourd aux origines profondes », selon la CFDT-douanes (4), et les services des impôts de Haute-Garonne sont en grève depuis huit semaines.

Mais la stratégie du choc déployée par le gouvernement risque de s’intensifier, car il est très en retard sur son objectif de 120 000 suppressions de postes de fonctionnaires (5). Pour maintenir le cap, le secrétaire général de l’Élysée et le directeur de cabinet de Matignon convoquent tous les mois les directeurs de cabinet de deux ministères en pointe, pour un état de l’avancée du plan « Action publique 2022 ». Une application pour mobile a même été mise au point, selon Les Échos, pour recenser les objectifs chiffrés assignés à une armée de « centaines de chefs de projet » désignés dans les administrations pour suivre la réforme.


(1) 20 % de l’emploi total, contre 21,3 % en moyenne dans les pays de l’OCDE et 30 % pour la Suède, d’après Pourquoi joindre l’inutile au désagréable, Évelyne Bechtold-Rognon, Éditions de l’Atelier, 2018.

(2) 3 000 personnes interrogées par Georges Fotinos, José Mario Horenstein, source : Évelyne Bechtold-Rognon, op. cit.

(3) Évelyne Bechtold-Rognon, op. cit.

(4) 6 000 suppressions d’emplois en dix ans malgré la menace terroriste, qui a complexifié la mission.

(5) 1 600 postes supprimés en 2018, 4 500 en 2019, pour une prévision de 10 000 en 2020 et un total de 50 000 à atteindre à la fin du quinquennat dans la fonction publique d’État.

Travail
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