Les maltraitées de la sous-traitance

En grève depuis le 17 juillet, les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles ont manifesté le 11 septembre à Paris pour des conditions de travail décentes et la fin des cadences intenables.

Ingrid Merckx  • 18 septembre 2019
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Les maltraitées de la sous-traitance
© photo : Lors de la manifestation du 11 septembre, les femmes de chambre ont été rejointes par des hommes en lutte de Chronopost.crédit : Ingrid Merckx

Entre des coups de sifflet et des roulements de percussions, elles expliquent : d’abord les lits. Si c’est un départ, retirer les draps sales et en mettre des propres. Sinon, tirer les draps et refaire le lit. Le ménage d’une chambre d’hôtel suit un ordre précis. Ensuite faire la poussière et la salle de bains. « Certains laissent la cuvette des toilettes sale, on peut même trouver du caca par terre… » s’offusque l’une des femmes de chambre grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles, dans le nord-ouest de Paris, qui manifestent ce 11 septembre au métro Invalides, sous les fenêtres de Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Certaines sont assises sur un banc. D’autres tiennent des banderoles : le mot-dièse #JeBoycotteAccor vient d’être lancé.

Accor : un groupe français qui possède des hôtels de luxe, des établissements milieu de gamme et des hôtels économiques (dont Sofitel, Pullman, Novotel, Mercure et Ibis), sous-traite le nettoyage de ses chambres au groupe STN Tefid. Ce leader français du nettoyage affiche 69 millions d’euros de chiffre d’affaires et 3 686 collaborateurs, dont ces femmes de chambre, « mains invisibles » du métier de l’hôtellerie, essentielles et maltraitées.

« La sous-traitance, c’est fini ! La maltraitance, c’est fini ! » chantent les manifestantes. Beaucoup portent un gilet jaune avec dans le dos un carré rouge CGT-HPE (hôtels de prestige et économiques), « le seul syndicat de la propreté qui défend les salariées », glisse une gréviste. Certaines dansent, délaissant pour un temps le mégaphone. Un passant se plaint du tintamarre. Il se fait huer et raccompagner vers l’entrée du métro, en face d’un camion de crêpes et sandwichs.

Autour d’un banc, les explications sur le protocole de nettoyage se poursuivent : « Il faut ensuite vider les poubelles, changer les savons, remettre du papier-toilette, changer les verres : si ce sont des gobelets en plastique, ça va vite. Si c’est dans un hôtel de luxe, il peut y avoir jusqu’à huit verres en comptant les mugs et la machine Nespresso. » L’opération peut alors prendre jusqu’à quinze minutes. Les clients qui ont pris un café plombent la moyenne : les femmes de chambre employées par STN (mais tous les sous-traitants se valent en France, d’après elles) sont payées à la chambre. Elles ont un temps limité pour en nettoyer un nombre fixé à leur arrivée le matin. Si le travail n’est pas terminé à la fin de leur journée, elles débordent. Mais pas d’heures sup pour autant. Elles ne savent donc jamais vraiment à quelle heure elles finissent, ni si elles pourront aller chercher leurs enfants le soir. « On se débrouille, on demande à une voisine. Au père pour celles qui ont un mari. Aux grands frères et grandes sœurs le plus souvent. »

Les contrats des employées de STN pour l’Ibis Batignolles s’échelonnent entre quatre et sept heures par jour. Les cadences sont intenables : 12 ou 13 chambres pour quatre heures, de 28 à 30 pour sept heures. Ce qui fait qu’elles n’ont guère plus de quinze minutes à consacrer à une chambre quand il en faudrait vingt-cinq pour faire bien, et sans se blesser. Même en allant à toute vitesse, elles ne gagnent pas plus de 1 000 à 1 200 euros par mois ; celles qui travaillent entre quatre et cinq heures par jour culminent à 700-750 euros. La pause déjeuner théorique de vingt minutes, elles la sautent.

En grève depuis le 17 juillet, la vingtaine d’employées d’Ibis Batignolles réclament en priorité la fin du paiement à la chambre, des contrats à temps plein, l’internalisation de leur service de nettoyage, une indemnité repas correcte et la fin de l’arrêté mobilité qui peut les envoyer travailler dans un autre hôtel de la chaîne au pied levé. « La chambre, c’est quand même le plus important dans un hôtel, or celles qui en prennent soin sont maltraitées », murmure Fatimata, qui était gouvernante à l’Ibis Batignolles jusqu’à ce que STN décide de la licencier le jour même où la médecine du travail l’a déclarée inapte à reprendre après un congé maladie.

Que des femmes noires parmi les manifestantes place des Invalides. Des Africaines venues de Côte d’Ivoire, du Congo, du Mali, une Haïtienne. « Arrivent maintenant dans nos métiers des femmes d’Europe de l’Est et des Asiatiques, poursuit Fatimata. Elles sont tout autant maltraitées, mais pour la clientèle c’est mieux, paraît-il, parce qu’elles sont blanches. » Il y a bien quelques femmes blanches venues soutenir les manifestantes. Des militantes féministes notamment, dont la sénatrice communiste Laurence Cohen, qui tempête : elle a interpellé Muriel Pénicaud et Marlène Schiappa sur le sort des grévistes d’Ibis Batignolles et de celles de l’hôtel NH à Marseille, mobilisées pour des raisons similaires depuis plus de quatre mois. « On m’a répondu que ces mouvements n’avaient rien à voir avec le Grenelle des violences faites aux femmes, mais je ne vais pas lâcher ! » assure-t-elle à Rachel.

Les cheveux très courts colorés en orange, Rachel, 45 ans, est l’une des voix des Ibis Batignolles. Elle habite Chevilly-Larue, à plus d’une heure de l’hôtel. Elle a cinq enfants et fait ce métier depuis douze ans. Elle souffre d’une tendinite sévère au bras droit : « Soulever les couettes, les matelas, gratter les carreaux, c’est très physique. Beaucoup d’entre nous ont des douleurs aux bras, dans le cou et le dos, treize sont handicapées, on ne peut pas nous demander sans cesse d’accélérer les cadences. »

Les grévistes d’Ibis comptent un homme. Mais il n’est pas valet (l’équivalent des femmes de chambre), il est équipier. « C’est-à-dire qu’il fait les parties communes, explique Tiziri, animatrice syndicale à la CGT-HPE. Il est visible quand les femmes de chambre sont invisibilisées : encore une manifestation de la division sexuée du travail, commente-t-elle. Mais on ne se bat pas encore là-dessus. » Les femmes de chambre d’Ibis se battent « pour des conditions de travail décentes, contre la précarité et l’esclavage moderne », résume le tract rose que la CGT-HPE distribue sous les arbres de la place.

« Voilà les renforts ! » crie quelqu’un. Sur le trottoir où les femmes d’Ibis sont assemblées, s’avance un groupe d’hommes, noirs également, avec une banderole « Sans-papiers de Montreuil-Vitry ». Ce sont des travailleurs de Chronopost. Depuis le 11 juin, ces hommes de l’ombre de la filiale de La Poste ont fait le choix de monter un piquet de grève pour s’insurger contre leurs conditions de travail et réclamer leur régularisation. Ils sont recrutés en intérim par Derichebourg, sous-traitant de Chronopost.

Des manifestants sans papiers, des manifestantes « en règle » : tous sont sous la coupe de sous-traitants. Le terme « chair à travail » retentit ici et là. Les deux groupes se rejoignent sur la petite place, les hommes sont plusieurs à avoir apporté des percussions. La musique repart. Les groupes se mêlent, plusieurs se remettent à danser. « Cette lutte d’Ibis, c’est bien. Si on gagne, ça va améliorer le quotidien, c’est déjà très important, glisse Tiziri. Mais il faut aussi découvrir d’autres luttes, gagner en expériences humaines, soutenir tous les travailleurs subalternes. Devenir militants ! » Certaines femmes de chambre scandent « Non à l’esclavage ! » Beaucoup viennent de loin : Grigny, Brétigny, Pontoise, Clichy et même Vernon (Eure) pour cette mère de douze enfants qui doit céder la responsabilité des plus jeunes aux aînés quand elle part travailler. La plupart ont au minimum quarante-cinq minutes de transport pour se rendre sur leur lieu de travail. Sauf une, qui met vingt minutes pour rejoindre son quartier, porte de Clichy, mais doit courir quand même pour récupérer son fils de 6 ans à 18 heures à l’étude quand ses trois filles sortent trop tard du lycée.

Une caisse de solidarité circule. La CGT-HPE parvient ainsi à maintenir un revenu d’une quarantaine d’euros par jour pour les grévistes. Après une première discussion, le patron de STN aurait proposé une prime nourriture de 2 euros par jour. Elles demandent 7,24 euros. Encore faudrait-il avoir le temps de déjeuner. À Ibis, elles peuvent se rendre dans une pièce de repos, où l’entreprise n’offre rien, même pas le café.

Ce matin, avant le rassemblement, Marlène Schiappa a passé une heure et demie avec les femmes en lutte devant l’hôtel. Se présentant à chacune. Prenant le temps d’écouter. Les grévistes attendent les suites de cette discussion. Beaucoup faisaient des ménages chez des particuliers avant d’être employées par STN. Elles pensaient qu’elles seraient mieux considérées, moins précaires. Elles déchantent. « Certaines passent gouvernantes, mais sans formation, ce qui permet à leur employeur de continuer à les sous-payer : 1 500 euros maximum, quand une gouvernante formée peut espérer environ 2 000 euros net », explique Fatimata. La gouvernante est celle qui organise le travail des femmes de chambre, les accompagne, surveille l’état des chambres après leur passage, refait faire ou complète quand il le faut, vérifie tous les fonctionnements électriques, les vitres, les fenêtres, etc.

Une autre gréviste, Haïtienne arrivée en France il y a huit ans, a laissé au pays son mari et sa mère, et économise tous les ans pour pouvoir leur rendre visite. Ses jumelles viennent de rentrer à l’école. Un soir, elle est sortie trop tard de l’Ibis Batignolles pour les récupérer à temps et les a retrouvées au commissariat. En cas de grève des transports, toutes ces femmes qui habitent en banlieue ne peuvent venir travailler. Elles ne sont pas remplacées. Et celles qui ont réussi à se déplacer récupèrent le double de chambres à nettoyer…

Société Travail
Temps de lecture : 9 minutes
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