Muriel Douru : « La parole des travailleuses du sexe est politique »

Dans un roman graphique, Muriel Douru brosse le portrait de dix personnes prostituées. Elle raconte comment la loi de 2016 sur la pénalisation des clients a précarisé leur quotidien.

Romain Haillard  • 2 octobre 2019 abonné·es
Muriel Douru : « La parole des travailleuses du sexe est politique »
© crédit photo : DR

Des récits de vie parfois crus, violents, dramatiques. Dans Putain de vies !, l’illustratrice Muriel Douru pose des prénoms sur un sujet tabou : la prostitution. Amélia, Giorgia, Lauriane, Monica, Louis… L’auteure rapporte sans jugement l’histoire de ces personnes et leur cheminement vers le travail du sexe. Son roman graphique donne de la force tant ces dix destins témoignent du courage de ces personnes et de leur rage de vivre face à la nécessité.

Aucun parcours ne ressemble à un autre. L’album offre un aperçu de la diversité des situations rencontrées dans ce milieu. Candice, migrante nigériane passée par l’enfer libyen, explose quand elle entend à la télévision le député Éric Ciotti clamer : « L’Aquarius, pour moi, il a une destination toute trouvée, il faut qu’il retourne vers les côtes libyennes… » Mei, elle, après avoir fui un mari violent, a quitté sa Chine natale pour pouvoir apurer ses dettes et rêve de cultiver sa terre paisiblement. Vanessa a failli perdre la garde de ses enfants après avoir été dénoncée par une voisine.

Par ces témoignages, le livre n’entend pas se limiter à la seule question de la prostitution. Il parle de la migration, du genre, des inégalités dans le monde, du féminisme…

Comment est née l’idée de réaliser un roman graphique sur ce sujet ?

Muriel Douru : Ce projet de BD est né du fossé entre les discours sur la prostitution et la réalité rencontrée sur le terrain. L’association Médecins du monde avait en tête depuis longtemps l’idée de raconter ces parcours de vie auxquels ses membres sont confrontés au quotidien. Il lui fallait un outil pédagogique pour décrire ce milieu sujet à de nombreux clichés, tabous et demi-vérités. J’ai donc rencontré ces femmes (en réalité neuf femmes et un homme) et j’ai réalisé des entretiens intimes de plusieurs heures. Il fallait laisser à la confiance le temps de s’installer. Parfois, les personnes ont pu être désarçonnées quand je leur demandais de raconter leur enfance, car elles pensaient ne parler que de leur travail. Ça a ouvert les vannes. Peu de gens s’intéressent à leur vie, alors qu’elles ont toutes des parcours très forts. Parler de l’enfance permet de déconstruire les clichés et de comprendre leur cheminement.

Pour la forme, le roman graphique s’est imposé. D’abord, ce format tend à s’ouvrir aux thématiques sociales depuis l’arrivée des femmes dans ce milieu. Et contrairement à la photo ou à la vidéo, il peut garantir efficacement l’anonymat. Une difficulté se pose en effet pour les travailleuses du sexe : la possibilité d’être reconnues. Des migrantes, sous l’influence de filières d’acheminement, ont contracté des dettes colossales et peuvent être victimes de pressions sur leur famille restée au pays. Pour rassurer les personnes rencontrées, je leur ai envoyé mes croquis une fois ceux-ci terminés.

Quelle a été leur réaction en voyant votre travail ?

Elles ont été agréablement surprises, voire émues de contempler leur histoire. Mais certaines se sont montrées anxieuses, ce qui m’a justement amenée à modifier certains éléments pour les rassurer. Certains détails biographiques peuvent être transformés pour mieux brouiller les pistes. Nos échanges devaient servir ces personnes, pas les mettre mal à l’aise. Je ne voulais pas exploiter leur témoignage à leur détriment.

Chaque parcours de vie est très différent, mais voyez-vous un dénominateur commun à toutes ces personnes ?

Le courage et la soif de vie. Quand j’ai commencé ce travail, je pensais que ça allait plomber mon moral. Ça a été le contraire, car elles débordent de vie et font preuve d’une grande capacité à survivre, à se battre au quotidien… Je pense notamment à Giorgia, une trans d’origine brésilienne. Dès l’âge de 12 ans, elle a dû se battre pour manger. Maintenant elle habite en France, vit bien et milite contre les discriminations envers les trans.

Un autre dénominateur commun serait la violence, malheureusement. Les violences au sein du cercle familial peuvent constituer un terreau. C’est un cliché, certes, mais nous le retrouvons souvent. En revanche, ce n’est pas un déterminisme. Une autre femme, Lauriane, n’a jamais connu de violences. Je l’ai vue comme une femme libérée, épanouie sexuellement.

Cette galerie de portraits questionne également la notion de choix…

Le champ de cette notion s’avère très limité. La question ne s’est pas posée pour toutes ces femmes. Le choix n’existe que pour les plus nanties. Pour les migrantes, se prostituer devient la seule possibilité : la notion de choix n’existe pas pour elle. Elles peuvent être sous l’influence de réseaux, mais certaines s’en extirpent et continuent de se prostituer. Par exemple, Blessing était d’abord soumise à un tel réseau, puis elle s’est échappée pour continuer à son compte. Elle m’a détaillé une scène de violence avec un client… Je suis sortie de mon rôle et je lui ai demandé : « Mais pourquoi tu ne fais pas du ménage ? » Elle m’a répondu : « Je n’ai pas à me lever à 4 heures du matin, je n’ai pas d’horaires imposés, je n’ai pas à nettoyer les toilettes des autres, je n’ai pas à suivre les ordres d’un patron pour un salaire minable. Je gagne mieux ma vie comme ça. » Elles n’ont pas de diplôme, ne parlent pas la langue, n’ont pas d’amis, comment pourraient-elles s’en sortir ? Il y a une démission de l’État, nous n’offrons aucune autre perspective à ces femmes.

Avant de travailler sur ce projet, vous ne connaissiez pas du tout ce milieu ?

Je suis profondément féministe, mais je n’avais pas une opinion construite sur le sujet. Le témoignage de ces femmes m’a forgée. J’ai commencé à m’intéresser à la loi française, et notamment à la loi de 2016 sur la pénalisation des clients. Depuis cette loi, le délit de racolage n’existe plus, ce sont désormais les clients qui prennent le risque d’être arrêtés et poursuivis. J’ai vu la fracture entre les deux camps, la violence entre militantes abolitionnistes (1) et militantes pro-sexe. J’ai été choquée par des prises de position caricaturales. Quand nous émettons une critique sur la pénalisation des clients, nous devenons automatiquement des proxénètes aux yeux de certaines abolitionnistes.

À l’inverse, j’ai réalisé une interview en Suisse, où la législation reconnaît pleinement la prostitution comme un travail. Les gens me parlaient de métier, et à mon tour je me trouvais très réservée. Une travailleuse du sexe m’a même interpellée. Pour elle, je n’étais pas assez militante, je n’écoutais et ne relayais pas suffisamment les revendications des travailleuses. Je me suis sentie prise entre deux feux. La vie et la diversité des parcours de prostituées n’entrent pas dans un tel manichéisme. Pour mille femmes, il y a mille situations différentes… La question est simple, mais la réponse ne peut pas être simpliste.

Dans vos échanges avec des travailleuses du sexe, quelles sont les réactions à propos de la loi de 2016 ?

Toutes ressentent de la colère. Un jour, alors que j’assistais à un cercle de discussion avec une vingtaine d’entre elles, elles débattaient de l’impact de la pénalisation des clients, mais aucune ne la défendait. Elles racontaient leur quotidien, leur ressenti et leur vécu. Elles décrivaient leur « white man » : un homme qui va les prendre en affection et leur rendre service. Depuis l’adoption du texte de 2016, ces « bons clients » ont disparu par peur de la police. Seuls les « méchants » restent. Maintenant, ces hommes veulent systématiquement faire baisser les prix ou négocier les pratiques, comme le port ou non du préservatif.

La parole de ces travailleuses est profondément politique et devrait être écoutée. Ce serait antiféministe d’être contre cette loi ? De mon côté, je considère antiféministe de ne pas vouloir entendre ces femmes. Moi aussi, j’ai un problème avec ça, que des hommes puissent par l’argent exploiter le corps d’une femme. Mais on s’en fout de mon avis ! Si nous nous intéressions réellement à ces femmes, jamais cette loi n’existerait.

Quand un débat concerne le corps des femmes, les premières concernées n’ont pas voix au chapitre. Comme pour la question du voile ou celle de la gestation pour autrui, des femmes voudraient en libérer d’autres par la force. C’est faire passer le dogme avant la parole des gens, et je connais cette situation : je suis lesbienne et j’ai eu ma fille par procréation médicalement assistée à l’étranger.

C’est insupportable d’entendre des législateurs, des politiques ou des gens qui ne respectent pas la parole des principales concernées s’exprimer à leur place.

Putain de vies ! Itinéraires de travailleuses du sexe Muriel Douru, La Boîte à Bulles/Médecins du monde, 208 pages, 24 euros.


(1) Les abolitionnistes prônent l’interdiction de la prostitution et sont favorables à la loi de 2016.

Littérature
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