L’armée d’Erdogan, enterre le Rojava à Ras Al-Aïn

En envahissant le territoire administré par les Kurdes en Syrie, les militaires d’Erdogan, flanqués de milices syriennes, ont bombardé les civils, poussant ceux-ci au départ. Pillages et brutalités ont été légion.

Filippo Rossi  • 20 novembre 2019 abonné·es
L’armée d’Erdogan, enterre le Rojava à Ras Al-Aïn
© Des habitants du Kurdistan syrien en fuite le 19 octobre 2019.DELIL SOULEIMAN/AFP

Un hurlement rompt le silence qui régnait dans l’hôpital Shehid Legerin de Tell Tamer, à quelques kilomètres de la ligne de front, dans le Rojava, le Kurdistan syrien. La journée s’achève sur un cri de désespoir. C’est celui d’une mère, d’une épouse, d’une fille, qui apprend la mort d’un fils, d’un mari, d’un père.

Un groupe de femmes entre dans -l’hôpital, les yeux mêlés de sang et de larmes. Elles viennent voir la dépouille d’un proche, décomposé après être resté sous les gravats à la suite des bombardements turcs. Il est recouvert d’un plastique noir. Les femmes crient : « Pourquoi ? » Les médecins volontaires arrivent pour découvrir le corps. Un homme s’approche, levant les mains au ciel. Puis il prend sa tête entre ses mains et la serre très fort, comme s’il essayait de contenir sa douleur. La scène est déchirante. Des femmes perdent connaissance. L’odeur est nauséabonde. Comme d’autres cadavres, celui-ci est désinfecté et transporté dans la chambre froide d’un fourgon. Cette image symbolise la tragédie qui suit une attaque surprise.

Nous sommes le jeudi 18 octobre, un jour après que la Turquie a déclaré un cessez-le-feu de 120 heures. Les cadavres ne cessent d’arriver à l’hôpital Legerin. Depuis dix jours, la région du Rojava est décimée par l’opération « Source de paix » déclenchée par les Turcs contre les Forces démocratiques syriennes (FDS), la coalition menée par les Kurdes du YPG (Unités de protection du peuple). Encerclée, la petite ville de Ras Al-Aïn, qui jouxte la -frontière, vit au rythme des tirs. Ici, pas de trêve. La cité était le dernier rempart de la résistance kurde et des FDS contre l’invasion des milices de l’« Armée nationale syrienne » (ANS), appuyée par les forces terrestres et l’aviation turques. Les milices contrôlent une bande de territoire de 80 kilomètres de long et de 20 kilomètres de profondeur autour de la ville, fermant ainsi les voies de communication des Kurdes.

« Ce sont des terroristes »

Depuis plusieurs jours, la ville est donc coupée du monde, assiégée. Dans le même temps, des blessés et des morts affluent des provinces. L’ANS et l’artillerie turque paralysent Ras Al-Aïn, resté sans approvisionnement. « Les Turcs commettent un crime de guerre. Ils ne nous laissent pas entrer pour récupérer les blessés. C’est une violation du droit international », s’indigne le docteur Javan, ministre de la Santé dans le district de Tell Tamer.Quelques heures plus tard, un convoi d’ambulances quitte l’hôpital pour Ras Al-Aïn. L’objectif est d’entrer dans la ville pour en repartir avec les blessés. Mais le convoi est repoussé par de l’artillerie. Le jour suivant, les médecins et les volontaires font une nouvelle tentative. Cette fois-ci, ils ont la permission de passer. Les trente ambulances repartent avec cinq morts et trente blessés. Le lendemain, tous les civils et les soldats sont évacués. Ce sont les premières nouvelles qui remontent depuis des jours.

Les Russes empochent la mise

La Turquie a lancé son offensive contre le Rojava le 9 octobre, deux jours après l’annonce par Donald Trump du retrait des troupes américaines qui y stationnaient en soutien aux FDS, qui ont combattu et vaincu Daech, dont les derniers territoires ont été conquis en mars 2019. Le 22 octobre, profitant du tollé soulevé par l’invasion turque, Vladimir Poutine impose un accord à Recep Tayyip Erdogan, venu le rencontrer à Sotchi. L’accord permet à la Russie d’avancer davantage ses pions et de consacrer le retour dans la région du régime criminel et moribond de Bachar Al-Assad. Menacés d’écrasement, voire de « génocide » selon leurs termes, les Kurdes des YPG n’ont d’autre choix que de se soumettre et sont contraints de se retirer au-delà d’une bande de 30 km de large le long de la frontière turque. Les Turcs conservent 120 km de cette bande, tandis que le reste est livré aux armées russe et syrienne. Les principales villes kurdes du Rojava, dont la capitale de fait, Qamislo (Qamichli en arabe), sont situées dans cette bande de 30 km.

David Eubank, directeur de Free Rangers Burma, une ONG états-unienne qui intervient dans des zones de conflit, faisait partie du convoi : « Nous n’avons pas pu faire grand-chose. Nous avons juste pris les blessés et les civils, qui nous attendaient comme on attendrait le bus, et nous sommes partis en vitesse. Mais dès que nous nous trompions de virage, les militaires nous tiraient dessus. Quand nous sommes repassés par le point de contrôle, ils criaient “Allahu Akbar” pour nous signifier qu’ils avaient gagné. La ville est détruite. Pas réduite à néant comme Alep, mais elle a été bombardée. Des cratères jonchent les rues, les voitures sont calcinées. Même chose pour l’hôpital. »

Les civils évacués, Ras Al-Aïn est définitivement aux mains de l’ANS. C’est la fin de la résistance kurde et peut-être même d’un Rojava autonome. « Onze mille combattants ont souffert le martyre dans la lutte contre le terrorisme. Pas seulement pour les Kurdes, mais pour le monde entier. Comment fait l’Europe pour ne pas s’en rendre compte ? Aujourd’hui, les prisonniers appartenant à Daech s’enfuient et Erdogan les envoie dans notre territoire », dit Hajar, 33 ans, assis sur la tombe de son frère, mort en combattant Daech en 2015. Dans le cimetière de Qashmili, il doit assister aux funérailles de deux combattants martyrs tombés dans la bataille de Ras Al-Aïn. À l’arrivée des cercueils, les gens applaudissent, les acclament. De la musique célèbre leur sacrifice. Les familles pleurent, leur chagrin est infini. Elles ne veulent pas laisser partir les corps, mais il est trop tard. Ils sont ensevelis peu à peu sous des pelletées de terre. C’est le visage de tout un peuple.

© Politis

Les civils blessés racontent ce qu’ils ont vu derrière les lignes ennemies. Mohammed, 20 ans, a été victime d’un -bombardement. Il a le visage brûlé et des fractures aux bras, mais il réussit à tenir sa cigarette dans sa main sous perfusion. « Ma famille a fui dès le début de l’opération, mais moi je suis resté. C’est ma terre. J’aidais les soldats avec l’approvisionnement. Quand j’ai été touché, on m’a emmené dans le sous-sol de l’hôpital, où se trouvaient déjà beaucoup de blessés. L’électricité était coupée et le personnel n’avait que des bandages et des médicaments antidouleur. Seul un médecin opérait, avec trois infirmières », raconte-t-il. Il ajoute : « Je ne pense pas retourner un jour chez moi. L’ANS tue, torture, nous ne pouvons pas être tranquilles. Ce sont des terroristes. Je les ai vus. Des casquettes, des barbes longues, comme leurs couteaux. »

L’invasion éclair a obligé des milliers de personnes à fuir. On dénombre 400 000 déplacés et plus de 500 morts depuis le début de l’opération, selon les FDS. La crise est très grave. Ces personnes ont peu de chances de revoir leurs maisons, où siègent désormais les forces turques et les milices syriennes. Même pendant le -cessez-le-feu, les civils continuent de quitter la périphérie de Ras Al-Aïn. Des fourgons, des tracteurs avec remorques ou des chariots sont remplis de réfrigérateurs, d’équipements de cuisine, de lits. Tout ce qui peut être sauvé dans le feu de l’action. Beaucoup font une halte au rond-point de Tell Tamer pour réfléchir à la suite.

Un homme d’une cinquantaine d’années relate sa fuite entouré de sa famille. Les visages sont éprouvés, émaciés. Ces personnes viennent de Shlakh, un village proche de Ras Al-Aïn. « C’était dangereux de fuir. Il y avait des tireurs isolés, raconte l’homme, essoufflé_. Nous avons décidé de partir quand l’ANS est arrivée. Les militaires cherchaient des Kurdes pour les arrêter. Ils sont comme Daech, des extrémistes avec de longues barbes. Ils pillaient tout, surtout le fuel dans les maisons pour le revendre au prix fort. »_

Des écoles pour refuge

Beaucoup de ces personnes en fuite ne savent pas où aller. Elles se réfugient dans des écoles, dans des villes plus au sud, loin des affrontements. À Tell Tamer, une école est devenue un lieu de vie pour 59 familles originaires de Zargan, une bourgade proche de Ras Al-Aïn. Les classes y ont été aménagées en appartements. Les bancs de l’école ont été entassés à l’extérieur et des cuisines ont été improvisées. Mais il n’y a pas de fenêtres et les moyens sont très limités alors que l’hiver approche. Par ailleurs, les réfugiés ont entendu les déclarations faites en septembre par le président Erdogan, qui voudrait investir des dizaines de milliards de dollars dans la construction de villages et d’habitations dans les zones conquises par l’ANS, avec le projet d’y installer les millions de réfugiés syriens -présents en Turquie, même s’ils sont originaires d’autres régions.

« Nous nous battrons pour nos maisons. Si nous devons prendre les armes, nous le ferons », affirme Salah, 40 ans. Il a un tatouage qui montre deux chaînes brisées et, au centre, le nom de son fils, A’azab. En kurde, cela signifie « torture », « souffrance ». « Si Erdogan veut voler nos radiateurs, nos escarpins, nos moutons, nous pouvons les lui envoyer, sans qu’il nous envahisse », lance ironiquement Ramzia, 42 ans, avant d’ajouter : « Si l’Armée nationale syrienne ne s’en va pas, nous ne retournerons pas chez nous. »

Même Amina, enceinte de huit mois, abonde dans ce sens. « À Afrin (1) et dans d’autres villes, l’Armée syrienne libre a violé et agressé beaucoup de femmes, bombardé, tué. Nous n’y retournerons pas. » Elle nous accueille dans la salle de classe où elle loge. Elle a quelques sacs avec des vêtements et a arrangé une petite cuisine dans un angle. Alors que le soleil se couche, le lieu semble accueillant, mais Amina ne sait pas où elle ira quand viendra le temps d’accoucher.

De l’autre côté du couloir, une famille de cinq personnes partage une pièce de quelques mètres carrés. Au centre, un enfant est allongé sous des couvertures. Il a le visage pâle, moribond. « Nous ne savons pas ce qu’il a », disent ses parents, résignés. La famille a déjà perdu un enfant pendant l’exode. « Son crâne a été brisé lors d’un accident », explique la mère. Le père éclate en sanglots, auxquels se joignent aussitôt ceux de sa femme.

De nombreuses familles vivent la même situation dans plusieurs écoles d’Hassaké. Après le départ des ONG occidentales, rappelées dans l’urgence dès le début des opérations turques, quelques organisations locales sont restées actives. « Nous pourrons tenir quelques semaines encore », espère Hevi Rashnik, membre de l’ONG Mumatin Ashna, présente dans l’école de Sa’ad Abi Waqas. « Ici vivent 58 familles, ce qui fait 228 individus. Nous avons surtout besoin de soutien psychologique. » Dans une petite pièce, quatre familles s’entassent. « Quand nous avons entendu les bruits de mortier, nous avons vite levé le camp », se souvient Hussein, père de deux enfants. « J’ai vu des Turcs détruire un pan de mur pour permettre aux miliciens d’entrer. Nous n’avons plus de nouvelles en provenance de la ville, mais nous savons qu’elle est dévastée. Cette situation est une trahison inacceptable de la part des États-Unis. Elle l’est d’autant plus que personne ne trouve rien à redire au fait qu’Erdogan envahisse nos terres. »

Sur la ligne près de Ras Al-Aïn, le silence est parfois interrompu par le bruit des drones. Les soldats des FDS se cachent pour ne pas être pris pour cibles par l’aviation turque. Rien ne bouge. Le commandant Falak explique la démarche des autorités d’Ankara : « Elles veulent recomposer la démographie des territoires conquis. Nous ne sommes pas contre le retour des réfugiés, mais nous refusons que des gens de Damas ou d’Idlib soient installés sur nos terres. » Kino Gabriel, porte-parole des FDS, confirme : « L’objectif des Turcs est de changer la démographie des zones conquises en ramenant des millions de réfugiés qui ne viennent pas de cette région. » Le Rojava est désormais un rêve qui s’éloigne.

(1) Séparé du reste du Rojava, le canton kurde d’Afrin a été conquis par l’armée turque début 2018.

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