Fipadoc : Histoires vraies

Le Fipadoc, rencontre internationale consacrée au documentaire et sismographe d’un genre prisé, s’est offert une édition à la hauteur de ses ambitions. Et très féminine !

Jean-Claude Renard  • 29 janvier 2020 abonné·es
Fipadoc : Histoires vraies
© Belles Dames, un regard subtil sur une maison de retraite du XVIe arrondissement de Paris.DR

Dans la banlieue de Damas, une chirurgienne qui soigne dans un hôpital souterrain, sans relâche, les victimes civiles (The Cave, de Feras Fayyad) ; aux confins des montagnes nord-macédoniennes, la dernière apicultrice, dont le quotidien est bouleversé par de bruyants voisins (Honeyland, de Tamara Kotevska et Ljubomir Stefanov) ; le portrait d’une aquarelliste suisse, femme libre et indépendante, dans les années 1950 (La Maleta de Madame Colette, de Joan Bonet) ; des paysannes turques adaptant Le Roi Lear dans les villages reculés (Queen Lear, de Pelin Esmer) ; ou encore de jeunes Philippines dans un centre de formation au travail domestique avant de s’expatrier, de connaître les humiliations (Overseas, de Sung-A Yoon)…

Respectivement présidente et déléguée générale, Anne Georget et Christine Camdessus avaient annoncé une tonalité très féminine pour cette nouvelle édition du Fipadoc, festival international consacré au documentaire, à Biarritz (plus de 150 films au menu), qui s’est achevée le 26 janvier. Une tonalité couvrant longs, moyens et courts métrages, devant et/ou derrière la caméra, d’où ressortent quelques œuvres singulières et originales. Danser sa peine (1), de Valérie Müller en est une.

Le centre pénitentiaire des Baumettes, à Marseille. Quartier des longues peines. Chorégraphe de renom, Angelin Preljocaj est intervenu régulièrement dans la prison phocéenne avec sa compagnie. Jusqu’à franchir un seuil, celui de travailler directement avec des personnes détenues. Une volonté : monter un atelier pour préparer un spectacle. Il a quatre mois devant lui, à raison de quatre heures par semaine pour créer son ballet, présenté au public sur les scènes d’Aix-en-Provence et Montpellier. Face à lui, une petite poignée de femmes en collant, aux corps différents, contraints par l’incarcération. Des stigmates de la prison invisibles mais qui pèsent physiquement.

Si la prison se veut un lieu de privation de liberté de mouvement, « la danse, c’est tout l’inverse, pointe Sofia, 33 ans. Comme un pied de nez aux barreaux ». Annie, 62 ans, distingue elle aussi la cellule de neuf mètres carrés de l’espace de création, voyant dans les répétitions un « véritable oxygène ». Des répétitions confrontées aux réalités carcérales, à l’ouverture des portes, aux altercations parfois, aux moments de parloir, aux doutes… On progresse doucement sous la férule d’un -chorégraphe pédagogue, bienveillant, mais accrocheur et obstiné. Une gageure, peut-être, qui vaut autant pour lui que pour les danseuses. Un collectif à bord d’un même bateau.

Calée sur le compte à rebours avant la première représentation, Valérie Müller alterne séances de travail, gros plans sur les mouvements et plans larges à l’intérieur même de la prison, avec ses cours de promenade, son gymnase, ses filets, ses couloirs de geôles. Toute la valeur de Danser sa peine est d’interroger précisément le sens de la peine (et son absurdité), tout en soulignant l’intérêt d’un travail venu de l’extérieur. Qui plus est quand il s’agit de danse, d’un rapport au corps à l’intérieur de l’enfermement. Ni plus ni moins qu’un plafond de verre à briser pour mieux s’évader, pour être vue en tant que femme et non détenue. Une sortie de l’ombre.

Autre univers, une autre histoire de bateaux, au sud de la mer du Nord. D’imposants chalutiers électriques sillonnent les eaux. Leurs filets, équipés d’électrodes, sont le fruit d’une « course au progrès ». Au nom d’une pêche « plus saine », « durable et respectueuse » vendue par des scientifiques, ces chalutiers ravagent les fonds marins, épuisent les ressources. Une destruction filmée par Dorian Hays dans Watt the fish, suivant de près Claire Nouvian, militante écologiste, à la tête de l’ONG Bloom, luttant contre le lobbying industriel, s’élevant contre les Pays-Bas, qui ont attribué 70 licences de pêche électrique illégale. Soit 28 % d’une flotte nationale au lieu des 5 % autorisés par la Commission européenne. Âpres batailles…

On est là à mille lieues de la résidence Dosne, dans le XVIe arrondissement parisien, chic maison de retraite fondée en 1909 grâce au legs de feue Félicie Dosne pour accueillir « les dames du monde en revers de fortune ». Une adresse gavée de dorures, de faïences, de tableaux, de lustres grandiloquents. Du bottin mondain en fin de vie. Mais autant de vieilles dames, de veuves trempées de vitalité et des sensibilités qui se côtoient sans jalousie, sans souci. On est joliment apprêtée, maquillée. Des coquettes traitées en coqs en pâte. Ça joue aux cartes, multiplie les exercices autour de la mémoire, pianote, apérotise autour d’un whisky, lit LeFigaro Magazine. On se reçoit comme il faut. Dans ce cas, « les œufs coque, c’est très hardi. Ils peuvent être durs ! » prévient une hôte.

Filmées subtilement, presque amoureusement, par Marion Lippmann et Sébastien Daguerressar, ces Belles Dames, au moins nombre d’entre elles, sont passées à côté de l’émancipation des femmes. Sans être dupes d’une existence subie. Mais on sait prendre la vie comme elle vient. À cela près que la résidence, s’agrandissant, s’apprête à « recevoir des messieurs ». Soit un changement historique… Film réjouissant, jubilatoire. Au diapason d’un festival ouvert à tous les publics. Qui se veut aussi un marché, où les chaînes françaises avancent leur programmation. Bien. Mais gare : dans l’édition 2019, France 2 avait projeté en compétition le film sublime de Didier Cros, La Disgrâce. Ce documentaire audacieux, ambitieux (trop ?) n’a toujours pas été diffusé sur la chaîne. Combien d’autres restent sur les étagères du service public ?

(1) Ce film a reçu le Grand Prix du documentaire national de cette 2e édition du Fipadoc (www.fipadoc.com).

Cinéma
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