Jean Echenoz : « Je me pose surtout des questions de forme »

Dans Vie de Gérard Fulmard, histoire de pouvoir et de passions, la langue de Jean Echenoz fait merveille. Il en détaille ici quelques caractéristiques.

Christophe Kantcheff  • 8 janvier 2020 abonné·es
Jean Echenoz : « Je me pose surtout des questions de forme »
© Ulf Andersen / Aurimages / AFP

Depuis Envoyée spéciale, en 2016 (1), Jean Echenoz est fermement revenu à la fiction débridée et aux délices du roman de genre revu et arrangé. Vie de Gérard Fulmard entraîne son lecteur dans les aventures d’un petit parti politique improbable – encore que la réalité nous montre qu’en termes de personnel politique le pied nickelé est devenu tendance…

La Fédération populaire indépendante est un minuscule panier de crabes avec lequel se compromet Gérard Fulmard, l’anti-héros de cette histoire et narrateur aléatoire. « Je ressemble à n’importe qui en moins bien », dit-il à propos de son physique. Son existence est tout aussi peu reluisante. Ayant trempé dans une sale histoire quand il était steward pour une compagnie aérienne, désormais au chômage, vivant dans le petit appartement de feu sa mère rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement de Paris, Gérard Fulmard est enchanté quand ce parti vient le trouver pour, dans un premier temps, faire le détective privé. C’est qu’il y a des choses à surveiller, entre le chef amoureux de sa superbe belle-fille, la femme du chef enlevée, le dauphin du chef trop obséquieux et une tripotée d’envieux prêts à tout pour parvenir à leurs fins.

Même si le suspense n’est pas absent, cette intrigue n’est certainement pas le principal intérêt de Vie de Gérard Fulmard. L’écriture de Jean Echenoz continue à y faire merveille, précise, musicale, rythmée comme une partition et toujours malicieuse. Cette langue, où le burlesque se marie subtilement à la mélancolie, agit sur le lecteur comme une drogue douce, dont on ne connaît que les effets bénéfiques.

Rencontre avec un romancier qui ne cède en rien sur ses exigences tout en faisant preuve d’une modestie sans pareille.

Quel est le point de départ de ce roman ?

Jean Echenoz : Au départ, il y avait l’idée d’utiliser la trame d’une tragédie classique et d’y propulser une sorte d’« innocent » ou d’ingénu, en la personne de ce Gérard Fulmard. J’ai bien sûr beaucoup transformé cette ­tragédie, mais en en conservant la progression et les personnages, même si j’ai modifié la distribution des rôles masculins et féminins, qui n’ont ici, de toute façon, rien d’héroïque. La tragédie qui m’a servi de source peut être reconnaissable (2), si l’on y tient, à quatre ou cinq fragments que j’ai distribués dans le roman.

« On est sortis trop tôt de l’autoroute, ce qui nous a fait traverser avant Caen une zone intermédiaire où, comme dans toutes les entrées de ville à présent, se pressaient des enseignes commerciales abritées par des bâtiments sommaires, similaires, sans ardeur architecturale et qui ont l’air provisoires mais ne le sont hélas pas. Bardot était alors en train de m’exposer les sources idéologiques de la Fédération populaire indépendante qui jaillissaient, si j’ai bien compris, des droites aux gauches les plus diverses non sans quelques détours par le centre. Je n’y entends pas grand-chose mais c’était peut-être pour ça, me suis-je dit, que leur entreprise n’avait pas l’air de marcher si fort. On y observait en effet un éventail de pentes apparemment contradictoires, formant un relief accidenté qui allait cahotant d’Anton Pannekoek à Georges Sorel, de Sixte de Bourbon-Parme à Blanc de Saint-Bonnet, Bonald ou Bordiga, Spencer, Thoreau, je ne connaissais pas bien ces noms, j’énumérais moi-même et sans trop l’écouter les Carglass et Castorama, les Optical Center et Kiloutou, Leroy Merlin, Office Dépôt, Monsieur Meuble et Monsieur Bricolage, puis on est arrivés au centre-ville, Bardot s’est garé en triple file devant le Centre de congrès. » Extrait de Vie de Gérard Fulmard, éditions de Minuit, p. 149 et 150.
Un autre point de départ était un endroit de Paris, la rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement, que je ne connaissais pas du tout et dont je ne sais plus très bien pourquoi je l’ai choisie. J’y suis allé plusieurs fois avec l’idée d’en faire quelque chose, j’ai fait pas mal de recherches sur son histoire, elle a fini par devenir un personnage aussi important que Gérard Fulmard. Disons qu’elle lui ressemble un peu.

La tragédie vous a amené à aborder la question de la politique et du pouvoir…

Comme il y avait des enjeux de pouvoir dans ce « scénario » de tragédie, en même temps que des passions contrariées, une façon de les transposer m’a paru d’imaginer un petit parti politique. C’est une invention pure, qui ne se réfère pas spécialement à une organisation existante. Il n’est ni de droite ni de gauche, sans être exagérément progressiste…

Ce parti compte tout de même des membres issus du ­néofascisme italien. Et il est question dans les discours d’« institutions permissives », ce qui n’est pas un type d’expression particulièrement de gauche…

Il a en effet des aspects franchement réactionnaires, mais il ne s’inspire d’aucun modèle particulier. Dans mon esprit, cette Fédération populaire indépendante (FPI), puisque c’est son nom, est à peine plus importante qu’un groupuscule, on peut imaginer qu’elle ne recueillerait pas plus d’1 ou 2 % si elle se présentait à une élection. Elle aspire sans doute moins à un quelconque pouvoir qu’elle ne se préoccupe de son fonctionnement médiocre, de ses rivalités internes et de sa vague subsistance.

Ce parti est éloigné des grandes considérations sur le pouvoir qu’on trouve dans les tragédies classiques…

Je n’avais pas envie de me lancer dans une histoire de puissance politique sérieuse. Je souhaitais utiliser un microcosme sans envergure, sans désir réel de jouer un rôle sérieux, plutôt enfermé dans une phraséologie assez absurde et convenue sur le travail, les valeurs ou, comme vous le releviez, les « institutions permissives »… Ces personnages n’ont pas beaucoup de cohérence idéologique et j’imagine qu’ils ne s’en soucient guère.

La description que vous faites des quartiers huppés est très politique. « Car on le sait bien, c’est un trait propre aux nantis d’être solidaires : leur but est la sécurité sociale, le capital incite à l’entre-soi », écrivez-vous.

Cela me paraît tout simplement une réalité assez troublante que ce système de confinement, de repli des fortunes entre elles. Je me suis documenté sur ce qu’on appelle les « ghettos de riches » – qui est le titre d’un livre de Thierry Paquot, un philosophe de l’urbain, dont je me suis un peu servi comme documentation. Ce phénomène des complexes résidentiels clos, réservés à une grande bourgeoisie, m’intéressait beaucoup et j’ai eu envie de l’utiliser.

Vous accomplissez toujours un gros travail de documentation. Pourquoi ?

Quand j’ai l’intention d’aborder tel ou tel sujet, je tiens à recueillir le plus d’informations possible pour rester proche de sa réalité, pour éviter de m’égarer. Mais, parallèlement, les éléments que je peux trouver sont susceptibles de produire à leur tour de la fiction, provoquent des idées que je n’aurais pas forcément eues sans cela. Et qui sont parfois plus intéressantes que celles que j’avais au départ. Par exemple, en essayant d’imaginer les boutiques de la rue Erlanger, je me suis aperçu que les commerces réels étaient bien plus intéressants et, disons, romanesques que ceux que j’aurais pu inventer.

Les premières scènes, où un morceau de satellite tombe sur le XVIe arrondissement, sont aussi très documentées…

C’est un thème que j’avais en tête depuis un moment. J’avais lu des articles sur le vaste dépotoir spatial que représentent ces vieux satellites hors-service toujours en orbite, et j’ai eu envie de me servir de cela, comme une extrapolation à partir des documents que j’ai pu trouver. Mais je peux avoir un tout autre usage de la documentation. Par exemple, quand il est question des penseurs qui ont inspiré la « doctrine » de la FPI, deux théoriciens de droite y figurent que je ne connaissais pas, Sixte de Bourbon-Parme et Blanc de Saint-Bonnet. Je ne les ai gardés que pour leur nom, la façon dont il sonne et ce qu’il peut évoquer. Et aussi parce que cela définissait un peu le personnage assez malencontreux qui les évoque.

On sent chez vous une réticence vis-à-vis de ce qui se présente comme moderne dans notre société : la prédominance des écrans, la « collapsologie », les capteurs infrarouges d’haleine…

C’est plutôt une certaine anxiété que je ressens devant des thèmes évoqués sans cesse, comme celui de la catastrophe qui est très ambigu, qui se veut mobilisateur en produisant un effet paralysant, et en devenant une espèce de valeur marchande un peu suspecte.

Que vous inspirent les interrogations sur la responsabilité du romancier et sur les incidences politiques de votre œuvre ?

Je n’ai pas de réponse à ces questions, ce n’est pas vraiment mon affaire. Si mes romans proposent un point de vue sur le monde, c’est peut-être un regard un peu décalé, distancié, mais je me pose surtout des questions de forme, de rythme, de cadrage ou de sonorité… Je ne crois pas produire spécialement une littérature de propos, même si les préoccupations formelles me semblent constituer à leur manière un vrai propos. Je pense souvent à la métaphore mécanique : de quelle façon le mécanisme narratif s’enclenchera le mieux, quitte à provoquer délibérément des pannes qui vont à leur tour se réparer elles-mêmes en faisant repartir la machine. L’ensemble doit toujours être en mouvement.

N’y a-t-il pas des affinités avec la poésie ?

Je crois bien. Même si je me crois bien incapable d’écrire de la poésie, et n’en ai aucune envie, j’ai l’impression d’utiliser certains outils similaires et de me fixer des objectifs de cet ordre-là. La dimension sensitive est première. Dans Vie de Gérard Fulmard, l’axe narratif – la trame de tragédie dont je parlais tout à l’heure –, je l’ai mis à l’arrière-plan. Ce qui pouvait fonctionner comme moteur de l’histoire se retrouve dans le décor, cela devient presque un prétexte. J’essaie de faire en sorte que les phrases déclenchent un maximum d’images et, en même temps, qu’elles sonnent efficacement. Cela peut se jouer au mot près, quelquefois même à la syllabe près.

Pour continuer dans le même ordre d’idée, on pourrait presque dire que ce genre de phrase – de fragment de phrase, même – justifie l’existence du roman : « Ses yeux fatigués par-dessus leurs poches, et comme prêts à rentrer s’y coucher… »

L’entreprise romanesque comme je l’imagine permet ce genre de détours, de figures un petit peu sinueuses. Dans cet exemple, outre que cela tente de décrire un aspect du personnage, c’est aussi un jeu avec une forme de préciosité, de sophistication, qui peut surgir tout en se moquant évidemment d’elle-même.

Vous usez aussi beaucoup du contraste entre les temps des verbes. Par exemple, pourquoi, page 64, alors que le récit est au présent, passer soudain au futur ?

Parce que cela accélère le mouvement. Chaque temps grammatical a sa vitesse particulière, et le temps le plus rapide, je crois, c’est le passé composé : c’est le temps classique du fait divers. Passer au futur, c’est une façon de changer de vitesse, en faisant tourner le moteur du récit un peu plus vite. En outre, avec le futur, on procède à un petit bilan : « on aura fait ça » avant de rentrer dans le factuel, qui est de l’ordre du présent plus aigu ou, donc, du passé composé. Alors que l’imparfait relèverait plutôt de l’évocation, du plan large.

Pourquoi avoir choisi ce titre, Vie de Gérard Fulmard ?

Parmi ceux que j’avais en tête, c’est celui qui me semblait le mieux correspondre à ce roman. J’aime bien aussi que les titres de mes livres soient tous de nature un peu différente, qu’ils sonnent indépendamment des autres. Et puis Vie de Gérard Fulmard peut faire penser à Vie de Henry Brulard, de Stendhal, à Vie de Joseph Roulin, de Pierre Michon, ou aux vies de saints de La Légende dorée… Enfin, j’ai écrit trois « vies (3) » qui ne se présentaient pas, sur la couverture, comme des « vies », alors…

Et Fulmard ?

Au début, j’avais orthographié son nom comme celui de l’oiseau marin auquel il est fait référence dans le roman. Et puis je lui ai ajouté un « d » pour le franciser un peu en le banalisant. Le nom de Fulmar sans « d », c’est assez poétique, alors qu’avec un « d » ce patronyme devient tout de suite plus prosaïque, plus commun, je crois que cela convenait mieux au personnage.

(1) Réédité aujourd’hui dans la collection de poche des éditions de Minuit, « Double ».

(2) Il s’agit de Phèdre.

(3) Ravel (2006), Courir (2008), Des éclairs (2010), tous aux éditions de Minuit.

Vie de Gérard Fulmard, Jean Echenoz, Minuit, 236 p., 18, 50 euros

Littérature
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