Le cortège de tête, école de l’autonomie

Gilets jaunes et manifestants novices rejoignent désormais le black bloc, devant les banderoles syndicales. Reportage à Lyon.

Oriane Mollaret  • 15 janvier 2020 abonné·es
Le cortège de tête, école de l’autonomie
© Le cortège de tête dans la rue, le 5 décembre 2019, à Lyon.Oriane Mollaret

Lyon, mars 2016, manifestations « contre la loi travail et son monde ». Sous les yeux incrédules du service d’ordre de la CGT, des manifestant·es en cagoule, tout en noir, et des jeunes des lycées et des universités remontent le cortège et s’imposent en tête. Deux mois et de nombreuses altercations avec les syndicats plus tard, ce désormais nommé « cortège de tête » ne lâchera plus le devant des manifestations. Un cortège « clairement militant », selon les habitué·es, contrairement à celui que l’on peut voir aujourd’hui dans les rues de Lyon, à l’avant de chaque manifestation contre la réforme du système des retraites.

Le 10 décembre dernier, le cortège de tête lyonnais avait réuni « 1 200 individus à risque », d’après la préfecture du Rhône. Les habituelles organisations antifascistes et les cagoulé·es s’étonnent de voir des gilets jaunes les rejoindre spontanément, tout comme des personnes non habituées aux manifestations. « Les gens débarquent dans le cortège de tête en mode touriste et, au bout d’une heure, ils commencent à se masquer et à en adopter les pratiques, s’amuse Anthony, un militant du Groupe antifasciste Lyon et environs (GALE). Le 1er mai, il y avait plus de monde et plus de gilets jaunes dans le cortège de tête que dans le reste de la manifestation. » À ses côtés, au fond d’un bar lyonnais, d’autres militant·es antifascistes acquiescent. Julien, Rosita, Arthur et Céline(1), qui ont leurs habitudes au sein du cortège de tête et du black bloc, ont aussi remarqué de nouvelles têtes.

« Avant, quand on ne savait pas où se mettre en manif, on allait à la fin, maintenant, c’est dans la tête, explique un militant de l’Unité communiste de Lyon. C’est l’effet gilet jaune, beaucoup de gens qui ne possédaient pas les codes traditionnels des mobilisations sont venus et ont rejoint un espace qui avant était occupé par des militants moins structurés que les syndicats : le cortège de tête. »

Ludo, gilet jaune de Lyon Centre, n’en est pas à sa première mobilisation. Il a pris l’habitude de défiler en tête de manif, entre le black bloc et la banderole syndicale. Et il n’est pas le seul. Contre la réforme des retraites, le cortège de tête a vu les gilets jaunes affluer. « On n’avait pas envie de se faire invisibiliser par les syndicats, donc on s’est dit qu’on allait passer devant, explique Ludo. Les gilets jaunes n’ont jamais vraiment cru aux syndicats. Ils en avaient marre de manifester bien gentiment pour rien et ont préféré les manifs sauvages, l’ouverture de péages… » Sous son béret, Arthur* constate : « Les syndicats sont lents à se mobiliser et bureaucratisés à fond. » Pas vraiment la méthode d’agir des gilets jaunes, dont la spontanéité a pris de court les forces de l’ordre et agréablement surpris les militant·es de Lyon.

« Les gilets jaunes ont fait dès le départ ce qu’on voulait faire depuis longtemps : déborder, abonde Anthonyen sirotant son eau gazeuse_. Ils ont servi de chair à canon policière et judiciaire, donc ils ont vite appris les pratiques militantes et sont venus dans le cortège de tête. Les slogans qu’on entend le plus, c’est “Tout le monde déteste la police” et “ACAB”_ [All cops are bastards, NDLR]. »

Clara, monteuse vidéo de 34 ans, ne fait partie ni des gilets jaunes ni des antifas. Pourtant, elle a rejoint le cortège de tête. « Je ne suis pas une habituée des manifestations, reconnaît la jeune femme. En février 2019, avec des amis, on est allés voir les gilets jaunes, on a fait de chouettes rencontres et on y est retournés régulièrement. La manière de gérer des syndicats nous énervait : il ne fallait pas coller le cortège de tête, il y avait un manque de solidarité énorme. Au fur et à mesure, on s’est retrouvés devant. Je me sens plus à ma place dans le cortège de tête que derrière la banderole de syndicats dans lesquels je ne me reconnais pas. »

Si le cortège de tête a accueilli de nouveaux adeptes, le black bloc qui se forme régulièrement contre la casse des retraites n’est pas en reste. « Dans le black bloc, il y a de nouveaux visages à chaque fois, explique Julien*, une casquette vissée sur la tête. Des gens qu’on ne connaît pas tiennent les banderoles renforcées. Des gilets jaunes se changent en noir ou nous tiennent les banderoles. Dans le cortège de tête, beaucoup des gilets jaunes se sont donné pour mission de protéger le black bloc. »

Ludo confirme. Après 2 décès, 318 personnes blessées à la tête, 25 éborgnées et 5 mains arrachées par la police depuis le début du mouvement, selon le décompte du journaliste David Dufresne, gilets jaunes et manifestant·es ont changé d’avis sur le recours à la violence comme mode d’action. « Au début, il y avait beaucoup de gilets jaunes contre la violence et la casse. Mais ça fait un an qu’on se fait tirer dessus pour rien. Maintenant, plus personne ne gueule. On ramasse tous, donc on protège tout le monde. »

Fortement mobilisés contre la réforme de l’enseignement secondaire l’année dernière, les lycées aussi ont rejoint les manifestations directement dans le cortège de tête, voire avec le black bloc. « Les organisations militantes, les partis et les syndicats essaient de les influencer, alors ils viennent avec nous, où on ne leur donne pas d’ordre, et massivement dans le black bloc, poursuit Julien*_. Le cortège de tête, c’est l’école de l’autonomie. »_

Quant aux syndicats, après avoir copieusement critiqué le cortège de tête lors des manifestations contre la loi travail de 2016, ils semblent aujourd’hui prendre la chose avec philosophie. « En 2016, on se demandait toujours comment on allait prendre la tête du cortège, se souvient Rosita_. Maintenant, ils savent qu’on est devant. » « Les syndicats faisaient passer le cortège de tête pour un groupe de petits-bourgeois blancs en manque d’adrénaline, s’indigne Julien_. Aujourd’hui, il y a des précaires, des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des gilets jaunes… Même la CGT est venue voir le black bloc pour qu’on se coordonne. Gentiment en plus ! » « Maintenant, il faudrait que les bases des syndicats débordent aussi… » conclut Anthony avec un sourire.

1) Les prénoms ont été modifiés.