Les juifs face à la dérive d’Israël

Sylvain Cypel et Charles Enderlin proposent deux ouvrages remarquablement complémentaires qui interrogent la conscience juive.

Denis Sieffert  • 12 février 2020 abonné·es
Les juifs face à la dérive d’Israël
© Ayelet Shaked, ex-ministre de la Justice, un des visages de la droite nationaliste identitaire israélienne.HAZEM BADER/AFP

Comment prétendre que l’on défend des valeurs d’égalité et de laïcité ici, alors qu’on les bafoue sans vergogne là-bas ? C’est d’une certaine façon la question que posent deux essais, l’un et l’autre remarquables, sur les rapports qu’entretiennent avec Israël les communautés juives en France et aux États-Unis. Sylvain Cypel, ancien correspondant du Monde à New York, mais qui a longtemps vécu en Israël, et Charles Enderlin, qui fut pendant plus de trente ans à Jérusalem pour France 2, sont deux grands connaisseurs de la société israélienne. Ils en analysent les dérives dans des ouvrages – hasard de l’édition – très complémentaires.

Les chapitres que Cypel consacre à la droitisation extrême de ce pays devraient, s’il ne s’agissait que de logique, bousculer les consciences. Ce qui est passionnant ici, ce n’est pas tant le processus politique qu’une forme de déchéance morale. En hébreu, un mot la définit : la chutzpah, cette goujaterie qui commence par les sommets de l’État pour contaminer tous les aspects de la vie quotidienne. Cypel cite cette formule imagée d’Hagai El-Ad, le directeur de l’organisation des droits de l’homme B’Tselem : avant, Israël pissait dans la piscine en se cachant ; désormais, c’est « du haut d’un plongeoir ». Le pays peut tout se permettre au vu et au su du monde, et en toute impunité. Le racisme anti-arabe, hier refoulé, s’exhibe grossièrement dans les discours officiels et conditionne les comportements individuels. « La culpabilité et la honte ont disparu », commente Hagai El-Ad. La démonstration, nourrie d’innombrables exemples, met en évidence l’influence d’une contre-pédagogie d’État sur la société. L’impunité internationale libère la violence de la rue.

Une ex-ministre de la Justice, Ayelet Shaked, peut cyniquement se montrer dans un clip en train de se vaporiser d’un parfum qu’elle nomme « fascisme » et conclure sans s’attirer le moindre blâme : « Pour moi, c’est ça, la démocratie. » Le milliardaire Sheldon Adelson, financier de Netanyahou, passe, lui, par la Bible pour exprimer un mépris assez communément partagé pour le droit : « Dieu n’a pas dit un seul mot sur la préservation d’Israël en tant qu’État démocratique. » Dieu, l’affairisme, le racisme, la corruption, tout fait ventre dans l’idéologie officielle. Le colon messianique Bezalel Smotrich, figure montante de la vie politique, qui se proclame « fièrement homophobe », juge que tout Palestinien qui s’opposerait à l’annexion totale de la Cisjordanie aurait le choix entre trois options : être tué, emprisonné ou expulsé. Ces discours qui se diffusent comme un poison fécondent ce que le journaliste Gideon Levy, l’une des grandes voix dissidentes, appelle une « ethnocratie ». Cypel y voit l’émergence d’un véritable « suprémacisme blanc », qui rapproche spectaculairement la diplomatie de M. Netanyahou de tout ce que le monde compte de racistes, d’évangélistes et, le cas échéant, d’antisémites, de Bolsonaro à Orban en passant par le Philippin Duterte.

Après avoir brossé ce tableau sans concessions, Cypel en vient à notre question initiale qui est l’axe de son livre. Que pensent de tout cela les juifs de France et des États-Unis ? Qu’en disent leurs institutions ? En France, l’extrême-droitisation suit le cours israélien. L’avocat Gilles-William Goldnadel, président de l’association France-Israël, apporte une réponse sans ambiguïté. Inconditionnel du Likoud, il chronique régulièrement à Valeurs actuelles, l’hebdomadaire de la droite identitaire, sans être troublé par un dossier aux relents antisémites sur le financier américain d’origine hongroise George Soros. Il illustre hélas trop bien la dérive du Crif, devenu un lobby pro-israélien plus actif que l’ambassade.

En dépit des voix dissidentes, c’est de cette image de la représentation des juifs de France que semblent s’accommoder nos ministres et présidents qui se pressent chaque année au dîner du Crif. Et peu importe que l’adoption par la Knesset, en juillet 2018, de la loi ségrégationniste qui définit Israël comme « l’État-nation » des seuls juifs, n’ait fait l’objet d’aucun débat dans cette organisation. Tel n’a pas été le cas aux États-Unis, où un début de divorce est perceptible. Cypel cite l’exemple de David Rothkopf, ancien directeur de la prestigieuse revue Foreign Policy et « représentant typique du mainstream » en milieu juif américain, qui publie un article au titre édifiant : « Israël devient une voyoucratie, je ne parviens plus à le défendre ». Et Rothkopf n’est pas seul, nous dit Cypel, qui observe « une prise de distance publique à l’égard d’Israël de la part de personnalités juives ».

Pourtant, la communauté française fut longtemps indifférente, voire hostile au sionisme. Charles Enderlin en retrace l’histoire dans une somme très documentée qui place le lecteur en face d’une complexité parfois inattendue. L’assimilation fut longtemps la doctrine dominante. Souvent pour le meilleur, et parfois pour le pire. Enderlin rappelle par exemple qu’en plein Front populaire le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, a pu inviter dans sa synagogue la ligue factieuse des Croix de feu. Ou que l’avocat Edmond Bloch, proche des institutions rabbiniques, a pu laisser libre cours à ses élans mussoliniens. La communauté était bien à l’image de la société française. Deux événements vont hâter la remise en cause de l’esprit d’intégration républicaine : la vague des rapatriés d’Algérie, en 1961-1962, et la guerre des Six-Jours de juin 1967. Au lendemain de la victoire éclair de l’armée israélienne, on retrouve la tentation de l’extrême droite dans un commun déchaînement de haine anti-arabe. Si bien que – ultime paradoxe – le vieil antisémitisme français n’a guère de difficultés à se dire sioniste. Enderlin cite l’ancien commissaire aux Affaires juives, Xavier Vallat, toujours actif en 1967, qui souhaitait rendre les juifs « à leur condition réelle d’étranger » et plaide pour un Israël « de la Méditerranée au Jourdain ». Antisémitisme et racisme anti-palestinien, même combat. Le mérite d’Enderlin est aussi de déconstruire le discours spécieux d’un Taguieff ou d’un Finkielkraut, peu regardants sur les moyens quand il s’agit de convertir en antisémitisme toute critique de la politique israélienne. Dans ce sombre tableau, l’existence même minoritaire d’un « alter-judaïsme », représenté par l’Union juive française pour la paix ou par le groupe « Pour une autre voix juive », est évidemment précieuse. Enderlin et Cypel leur rendent justice. Au total, deux livres qui se croisent pour, peut-être, rouvrir un débat trop souvent rendu impossible.

Les Juifs de France entre République et sionisme Charles Enderlin, Seuil, 448 pages, 22,50 euros.

L’État d’Israël contre les Juifs Sylvain Cypel, La Découverte, 328 pages, 20 euros.

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