La vidéosurveillance sert surtout à faire campagne

En un mandat, le maire de Toulouse a installé des centaines de caméras en ville et en promet davantage. Mais, là comme ailleurs, leur efficacité pour lutter contre la délinquance n’a jamais été démontrée.

Romain Haillard  • 4 mars 2020 abonné·es
La vidéosurveillance sert surtout à faire campagne
© Au centre de supervision urbain, quatre opérateurs observent les 33 écrans vidéo.Romain Haillard

Le calme règne derrière les yeux de la Ville rose. Dans le quartier Saint-Cyprien à Toulouse, se planque le centre de supervision urbain (CSU). En son sein, deux hommes et deux femmes – polaire bleue sur le dos floquée « opérateur vidéo » – font face à un mur de 33 écrans plats. Chacun de ces écrans peut se scinder en quatre pour afficher les images des 402 caméras de la ville. Mais exit l’imaginaire d’un centre de commandement en pleine effervescence. Ici, le cliquetis des souris d’ordinateur morcelle le silence ; quelques échanges et de rares plaisanteries entre collègues entrecoupent la concentration. Certes, nous sommes vendredi après-midi, donc pas de gilets jaunes à l’horizon ni de noctambules avinés.

Un jeune homme dans un renfoncement attire le regard d’une opératrice. Elle se saisit d’une manette de contrôle et zoome. La silhouette d’abord lointaine remplit aussitôt l’écran. Sans perte de qualité d’image, l’homme devient alors identifiable. Surtout, devant la paire d’yeux attentifs, il roule un joint. L’observatrice se saisit de la radio et lance un appel : indications géographiques, style vestimentaire, couleur de peau ; une patrouille, vite. « Ça fait plusieurs minutes qu’il effrite, je le garde en visuel », lance-t-elle avant de raccrocher. Neuf groupes de quatre employé·es de la mairie se relaient pour scruter les écrans de jour comme de nuit, tous les jours de la semaine.

« Il faut pouvoir observer en direct, sinon ça ne sert à rien », insiste Yannick Cheveau, directeur du pôle fonctionnel de la police municipale. Attablé à la cafétéria du CSU – une pièce d’une trentaine de mètres carrés –, l’homme balaie la pièce d’un geste de main enthousiaste : « Il y a quatre ans, notre centre de supervision n’était pas beaucoup plus grand que cet espace ! » En 2016, l’équipe déménage, par manque de place. Trente mètres carrés, c’est désormais la taille de la « dalle », le mur où les écrans retransmettent les images de télésurveillance. Depuis l’arrivée de Jean-Luc Moudenc à la mairie, en 2014, le nombre de caméras a grimpé de 21 à plus de 400. Et l’élu encarté chez Les Républicains ne compte pas s’arrêter là. Le conseil municipal a voté en décembre le déploiement de cinquante nouvelles caméras au printemps. Cinquante autres suivront en cas de victoire du maire sortant, déclaré favori par les sondages.

« Je me réfère à Auguste Comte : “Le progrès est le développement de l’ordre” », nous répond nonchalamment l’élu LR dans son local de campagne, quartier des Carmes. « Nous avons dépassé notre objectif en termes d’installation », poursuit l’édile. En 2014, il avait promis 350 caméras à ses électeurs et ses électrices. Qui, avec le reste des Toulousain·es, ont assumé à 90 % le coût de cette course à la vidéosurveillance. Un investissement de 9 millions d’euros. Les 10 % restants sont payés par l’État, par le biais du Fonds interministériel de prévention de la délinquance. Créé en 2007 quand Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, ce fonds a consacré deux tiers de ses ressources au déploiement de caméras entre 2008 et 2012. Soit près de 150 millions d’euros, indiquait le ministère de l’Intérieur en 2014 en réponse à une question écrite d’un député écologiste.

Dans cette même réponse, les services du ministère confirmaient le lancement d’une étude sur l’efficacité de cet outil. Mais jamais aucun diagnostic scientifique sérieux n’a pu déterminer l’utilité des caméras. « C’est simple : en 2014, il y avait 70 réquisitions judiciaires de vidéos, contre 1 700 en 2019 », affirme Jean-Luc Moudenc pour justifier l’efficience de son dispositif. Mais ces chiffres bruts sont critiqués par Élodie Lemaire, sociologue et maîtresse de conférences à l’université de Picardie. « Une demande de réquisition -n’atteste pas la qualité de la vidéo ni ne signifie qu’elle a forcément servi », assène l’autrice d’un ouvrage sur la vidéosurveillance (1), avant de poursuivre : « Les CSU produisent des chiffres à leur niveau : ça sert à légitimer leur existence aux yeux des élus. »

Et quand les chiffres ne suffisent pas viennent les anecdotes. Olivier Arsac, adjoint au maire chargé de la prévention et de la sécurité, a déjà vécu la traque d’un agresseur au couteau lors d’une patrouille de police nationale. « Les opérateurs suivaient les mouvements du suspect en direct et aiguillaient finement l’équipage en voiture… C’était comme dans un film ! » s’émerveille la cheville ouvrière du système de vidéosurveillance de Toulouse. Élodie Lemaire rebondit : « Je ne mets pas en doute l’utilité de la caméra dans ce cas précis, mais ces coups d’éclat n’ont rien de scientifique. Ils confortent davantage le narrateur dans ses croyances. Il ne faut pas se laisser distraire par ces exemples mais étudier le quotidien des centres de supervision et leurs routines de travail. » L’adjoint à la sécurité modère d’ailleurs lui-même la toute-puissance des caméras : « Ça ne veut pas dire moins de délinquants, mais l’étau se resserre sur eux. »

Voilà le cœur du problème. L’absence d’études rigoureuses pour évaluer l’efficacité des caméras sur la délinquance devrait pousser les candidats à la modestie. « La vidéo-surveillance devient davantage un outil politique, de communication, qu’un moyen pour arriver à une solution réelle », pointe Antoine Maurice, élu d’opposition Europe Écologie-Les Verts (EELV) et tête de liste pour l’Archipel citoyen. Le candidat, épaulé par son parti et La France insoumise, Place publique, Nouvelle Donne et d’ex-socialistes, propose un diagnostic : « Nous voulons une évaluation du dispositif par un organisme indépendant, accompagnée d’un moratoire sur l’installation de nouvelles caméras. » Mais l’écolo ne ferme pas complètement la porte : « Nous devons également consulter nos concitoyens pour décider. » Si les Toulousain·es veulent des caméras, alors il y en aura.

« Tout le monde veut une caméra dans sa rue, près de son commerce. Je suis contraint de freiner ces envies, j’explique à nos citoyens que nous n’avons pas la main, qu’il faut pour chaque déploiement faire une demande à la préfecture », rapporte dans un soupir Olivier Arsac. Le sociologue Laurent Mucchielli, spécialiste des questions de sécurité, a pu l’observer lui-même lors d’une enquête (2). « À force de matraquage, la population exprime un sentiment d’insécurité et finit par intégrer les discours sur la caméra. Les élus se retrouvent pris au piège », analyse le chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Il continue : « Refuser la caméra devient une position politiquement intenable. »

À la sortie du métro Jean-Jaurès, au cœur de Toulouse, des caméras fixes braquent leur œil sur les allées et venues. Sur l’esplanade François–Mitterrand, d’autres caméras-globes balaient la petite place au gré des coups de manettes des opérateurs du CSU. Impossible d’échapper à leur regard, même à l’ombre des arbres dénudés en ce mois de février. À quelques mètres de là, Jean-Pierre Havrin s’est attablé à l’intérieur d’un café. « Pour certains, la caméra est diabolique ; pour d’autres, c’est une baguette magique », balance amusé l’ex-flic, ancien directeur départemental de la sécurité publique de Haute-Garonne. « Pour moi, c’est ni l’un ni l’autre, je suis un technicien. Au lieu de promettre des caméras, il faudrait étudier la ville secteur par secteur, étudier tous les paramètres et, enfin, proposer des solutions. En priorité, il faut privilégier le social, voir ce que peut faire la police municipale ou la nationale », expose-t-il méthodiquement avant de faire une pause et de conclure : « Si rien ne marche, alors peut-être faut-il installer une caméra. »

Antoine Maurice épouse la philosophie du policier et ancien adjoint à la sécurité sous la mandature précédente, de gauche : « L’ancien maire socialiste Pierre Cohen a fait voter le conseil municipal à l’unanimité en faveur du respect de la Charte pour une utilisation démocratique de la vidéosurveillance. Ce texte est clair : parce que la caméra n’est pas un outil comme les autres, elle doit intervenir en dernier recours. » Pour la majorité actuelle, ce débat semble dépassé. Une fois le dispositif installé, le clivage pour ou contre tend à s’effacer au profit d’une course à l’optimisation et à l’efficacité. Le pouvoir des caméras, en effet, a pour limites l’attention et les biais humains des opérateurs et opératrices vidéo. Pour les assister dans leurs tâches, la ville a passé un contrat en 2017 avec la compagnie IBM. Pour plus de 45 000 euros, la multinationale états-unienne a installé sur 30 caméras une solution d’analyse vidéo « intelligente ».

Mouvement de foule, bagage abandonné sur la voie publique, chute dans la Garonne… Ces événements détectés par le logiciel font remonter une alerte au CSU pour inciter les agent·es de la mairie à observer l’image. « Facile de les vendre, ces dispositifs, mais plus compliqué de les rendre opérationnels ! » peste Yannick Cheveau, le chef du centre. Pourquoi un bilan si mitigé ? « Cette solution ne fonctionne pas sur nos caméras-dômes, seulement sur nos caméras fixes », commente-t-il déçu. 90 % des caméras installées à Toulouse sont ainsi inadaptées.

Olivier Arsac partage la déception du policier municipal : « Je reste sur ma faim, mais je ne ferme aucune porte. Nos techniciens suivent les dernières avancées du logiciel. » En revanche, l’élu exclut tout recours aux technologies de reconnaissance faciale (3) : « Elles ne semblent pas suffisamment mûres aujourd’hui. » Aujourd’hui. Et demain ?

(1) L’Œil sécuritaire. Mythes et réalités de la vidéosurveillance, La Découverte, 2019.

(2) Vous êtes filmés : Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, Laurent Mucchielli, Armand Colin, 2018.

(3) Lire Politis n° 1586 (16 janvier 2020), « Reconnaissance faciale, une technologie d’avenir déjà là ».