Trente ans de « management public » en accusation

L’impréparation de la France face à la pandémie est le résultat d’une idéologie gestionnaire qui a soumis l’action publique à la loi du marché et à sa logique de flux tendu. Une doctrine qui s’est durcie depuis la fin des années 1990.

Erwan Manac'h  • 8 avril 2020
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Trente ans de « management public » en accusation
© Emmanuel Macron en visite à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, le 27 février.Photo : Martin BUREAU/POOL/AFP

Un stock de masques sacrifié pour arrondir les fins de mois du ministère de la Santé, une gestion à flux tendu des lits d’hospitalisation et du matériel médical : l’impréparation de la France face à la pandémie jette une lumière crue sur le court-termisme des politiques publiques en matière de santé. Si tout le monde, jusqu’au corps médical, a été pris de court par la gravité de la maladie, le manque de moyens pour y faire face demeure la conséquence d’une logique comptable, qui s’est progressivement imposée comme une norme de gouvernance de tous les services publics.

Il faut remonter à la fin des années 1960 pour trouver les premières traces de cette pensée gestionnaire, note Nadia Okbani, Maitresse de conférences en science politique à l’Université de Toulouse Jean Jaurès. « Les méthodes américaines sont importées en France sous la forme d’un plan de rationalisation des choix budgétaires (RCB) voté en janvier 1968. La France est encore sous l’influence du plan Marshall et le commissariat au plan joue un rôle moteur. » Le credo, déjà, vise à reproduire le mode de gestion des entreprises privées sur l’action publique. Mais il est trop tôt. La « RCB » percute les réticences des hauts fonctionnaires, « car elle leur enlève des marges de manœuvre, note l’universitaire, il va falloir la crise économique des années 1980, qui dégrade les finances publiques et accroît les demandes sociales, pour que cette vision commence à s’imposer ».

Le « nouveau management public » se répand alors, à la faveur de l’effondrement du contre-modèle communiste, avec un argument massue : la dette publique. La Banque mondiale, l’OCDE, ou encore la Commission européenne agissent comme gardiennes du dogme et des cabinets de conseil en management pollinisent les administrations, au rythme des « audits » et des plans de « modernisation » qu’ils sont invités à leur livrer clé en main. C’est l’heure des « réformes » et de la « performance », qui financiarisent l’action publique en fixant un prix à toute intervention de l’État. Alain Juppé s’attaque en 1995 à la Sécurité sociale, en fixant des « conventions d’objectifs de gestion » à ses différentes caisses. Les choses s’accélèrent ensuite avec la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), en 2001, qui pose un cadre qui contraindra toutes les lois de finances à venir, au prisme de la « nouvelle gestion publique », soumet les administrations à des objectifs et impose des « projets annuels de performance » aux fonctionnaires. Nicolas Sarkozy approfondit le mouvement avec la révision générale des politiques publiques (RGPP) en 2007, en organisant des fusions, regroupements et suppressions de services de l’État. Il poussera le vice jusqu’à noter et classer ses propres ministres, au regard d’objectifs chiffrés qu’il leur fixait (1).

Cette nouvelle « quantophrénie », ou obsession du chiffre, infuse progressivement tous les corps de l’État, par l’acculturation progressive des élites. Paradoxalement, « l’autonomie » des universités (2007) comme le renforcement des pouvoirs des directeurs d’hôpital (2009) et la création des agences régionales de santé (2010) s’accompagnent d’un durcissement du contrôle sur les agents. Le hiatus grandit, pour les fonctionnaires ou le personnel soignant, entre la réalité de leur travail et le modèle censé le traduire en termes de « performance ».

François Hollande poursuit le mouvement avec le plan de Modernisation de l’action publique (MAP) et Emmanuel Macron franchit les dernières frontières symboliques en confiant à un panel de personnalités issues du secteur privé le soin de redessiner l’État. Le comité Cap 2022, dont les conclusions ont été étouffées à l’été 2018, prévoit un vaste mouvement d’ubérisation de l’action publique, avec des externalisations de toutes les missions qui peuvent l’être et la transformation de plusieurs administrations en « agences », afin de les forcer à imiter la gestion des entreprises privées.

Avec sa loi de transformation de la fonction publique, sorte de « loi travail » pour les fonctionnaires votée en 2019, il accélère la diffusion des méthodes managériales du privé dans les services publics, tout en incitant les hauts fonctionnaires à exercer dans le secteur privé. Le président Macron pousse également la financiarisation de l’action sociale, avec l’expérimentation des « contrats à impact social ». Ces partenariats public-privé du social permettent à une banque de financer un projet social et à se faire rembourser par la puissance publique, avec intérêts, une fois l’action achevée. Un moyen, selon ses défenseurs, d’accélérer la rationalisation des dépenses sociales. Mais une privatisation déguisée du social, selon ses détracteurs.

Depuis ses débuts, cette idéologie gestionnaire, qui contraint les dépenses publiques et organise le recul de l’État, s’appuie sur des leviers indirects à la logique implacable. La décentralisation, entamée dès 1982, transfère ainsi de nombreuses compétences aux collectivités sans les recettes fiscales correspondantes, afin de les forcer à déployer des plans d’économies. L’ouverture à la concurrence agit également sur les grandes entreprises de service public (télécom, poste, électricité et train) pour les mettre au diapason de la gestion au rendement.

Ainsi placées en situation de concurrence, elles sont contraintes d’épouser les normes comptables du secteur privé, sous peine de disparaître. C’est cette logique, plaquée sur l’hôpital par la Lolf à partir de 2004, qui fait naître « la tarification à l’activité » : chaque acte médical a désormais un prix, ce qui donne corps à un marché du soin, sur lequel les établissements de santé se trouvent en concurrence. Avec cette conversion forcée, les hôpitaux subissent un véritable harcèlement, entamé avec la réforme des 35 heures, qui n’a été compensée qu’à moitié par des embauches. La Commission européenne recommande aux États de privatiser certains pans de la santé à 63 reprises entre 2011 et 2018, selon le décompte de l’eurodéputé allemand Martin Schirdewan (2). Résultat, en dix ans, de 2007 à 2017, 99 064 lits d’hospitalisation à temps complet ont été fermés en France, malgré l’augmentation des besoins.

La crise sans précédent que nous traversons précipitera-t-elle la fin de cette politique ? Rien n’est moins sûr, à en croire les ébauches de travail d’un plan « santé » demandé par Emmanuel Macron à la Caisse des dépôts, dévoilé le 1er avril par Mediapart. Le document préconise notamment de « mettre en place des partenariats public-privé vertueux » pour accélérer la privatisation de la santé. Le directeur de l’agence régionale de santé du Grand Est vient aussi de confirmer la suppression de 174 lits et de près de 600 emplois dans les hôpitaux de la région, suivant le plan établi pour les six prochaines années. Le ministre de la Santé, Olivier Véran, a été forcé d’annoncer la suspension de « tous les plans de réorganisation » en attendant « la grande consultation » qui suivra la crise.

Le risque est donc réel que la crise soit au contraire le prétexte d’un nouveau tour de vis. Naomi Klein, théoricienne de la « stratégie du choc », a décrit comment le « capitalisme du désastre » savait « lancer des raids systématiques contre la sphère publique au lendemain de cataclysmes et traiter ces derniers comme des occasions d’engranger des profits ».

Ce scénario n’est pas pour autant inéluctable. Il existe dans notre histoire récente au moins un contre-exemple de taille : « Il faut se souvenir que la Sécurité sociale a été construite dans un contexte économique extrêmement dégradé, au sortir de la Seconde Guerre mondiale », souligne Nadia Okbani.

Ironie de l’actualité, la situation d’urgence absolue qui secoue les hôpitaux a redonné aux soignants leur autorité. « On leur fait, subitement, de nouveau confiance, observe la sociologue Fanny Vincent, spécialiste du milieu hospitalier (3). On ne leur dit plus qu’ils sont mal organisés. »

(1) Idée abandonnée après la publication de son palmarès dans Le Point en janvier 2008.

(2) L’Humanité, 2 avril.

(3) Soirée débat organisée par Attac, « l’hôpital à l’épreuve du néolibéralisme », 2 avril, vidéo sur france.attac.org

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