Quand Macron décrète la fin de l’histoire

Derrière l’apparence d’une défense intransigeante du patrimoine national, il y a un calcul politique qui s’est exprimé également par l’incitation à « travailler et produire davantage ». L’entourage macronien a fait ses comptes : c’est la droite qu’il faut piller idéologiquement pour rejouer en 2022 le match contre Marine Le Pen.

Denis Sieffert  • 17 juin 2020
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Quand Macron décrète la fin de l’histoire
© Photo : Thomas SAMSON / AFP

Dans son allocution de dimanche, Emmanuel Macron a accompli un acte considérable : il a proclamé la fin de l’histoire. Non pas celle de l’essayiste Fukuyama, qui avait cru comprendre que la chute du mur de Berlin marquait le triomphe définitif du modèle capitaliste occidental, mais une autre, à la mesure de notre orgueil national. « La République, a-t-il affirmé, n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire, elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statue. » Éric Zemmour peut donc dormir tranquille ! Le maréchal Bugeaud demeurera donc l’illustre « pacificateur » de l’Algérie, et le général Mangin, l’admirable inventeur du « feu roulant » sur les cadavres du Chemin des Dames. Ils sont là pour l’éternité, ne laissant aucune « place » pour des gloires présentes et futures. Peut-être parce que dans l’esprit présidentiel, seule « la guerre est jolie ». De quoi faire s’étrangler les historiens qui savent combien le regard que l’on porte sur le passé est changeant. Car, comme le disait fort bien Marc Bloch, l’histoire n’est pas « la science du passé ». Elle nous parle toujours autant de nous que du temps jadis. Et, d’une certaine façon, Emmanuel Macron le montre. Sa vision d’une France éternelle, froide comme une statue, ne correspond ni à la réalité historique ni, probablement, à des convictions personnelles très changeantes. En vérité, son discours ne fait que répondre à une politique de circonstance. La colère des policiers lui fait peur. Plus sans doute que celle des antiracistes qui manifestaient encore si nombreux, samedi, un peu partout en France, et pour lesquels il n’a pas eu un mot.

Comme dirait le préfet Lallement, l’homme qui porte si bien l’uniforme, il faut choisir son « camp ». Et au lieu de prononcer des mots d’apaisement dans un pays fracturé, Emmanuel Macron a choisi le sien. Celui de la police, dont un pouvoir incertain a si grand besoin.

Il a corrigé le faux pas de son ministre de l’Intérieur qui avait, une semaine auparavant, voulu interdire les techniques d’interpellation par étranglement, avant de piteusement rétropédaler. Mais pour se rabibocher avec la police, Macron a pris le risque de blesser encore un peu plus une jeunesse antiraciste dont il a tenté de dévoyer le message. Car enfin, qu’est-ce que le « communautarisme » et le « séparatisme » sont venus faire dans son discours ? Les antiracistes qui étaient dans la rue veulent seulement que l’on rende justice à Adama Traoré, mort asphyxié sous le poids de trois gendarmes. Ils ne veulent plus de violences policières, de contrôles au faciès. Ils ne veulent plus de discriminations. En leur prêtant, hors de propos, des desseins « séparatistes », Macron a puisé dans le vocabulaire de la droite. Derrière l’apparence d’une défense intransigeante du patrimoine national, il y a un calcul politique qui s’est exprimé également par l’incitation à « travailler et produire davantage ». L’entourage macronien a fait ses comptes : c’est la droite qu’il faut piller idéologiquement pour rejouer en 2022 le match contre Marine Le Pen. Le pillage s’organise donc tous azimuts, aussi bien sur le plan économique que culturel et sociétal. Spécialiste des discours d’opportunité, Macron redira un jour, comme lors de son voyage en Algérie, en 2017, que le colonialisme est un « crime contre l’humanité ».

En attendant, s’il n’est évidemment pas possible de repeindre nos villes aux couleurs pures de l’anticolonialisme et de l’antiracisme, des gestes symboliques pourraient au moins être faits. Rappelons au Président qu’une statue, un nom de rue, ce n’est pas l’histoire. C’est le reflet d’un courant de pensée dominant, bien plus souvent que le fruit d’un consensus. C’est un récit subjectif et partisan. Honorer un personnage qui encourageait ses hommes à « brûler les récoltes » et à « exterminer » les Arabes, est-ce bien raisonnable dans la France du XXIe siècle, si ça le fut jamais ? On m’objectera que Bugeaud, qui massacra sous Louis-Philippe, est un cas extrême, un peu facile pour la cause défendue ici. Il n’en est pas moins « indéboulonnable ». Alors que dire de ces grands républicains de la Troisième République au double visage ? Que dire de Paul Bert, dont le nom s’inscrit au fronton de tant de collèges, et qui n’a pas seulement été l’artisan d’une école gratuite et laïque, mais fut aussi l’apologiste ultra-raciste de la colonisation ? Le rappeler, ce n’est pas effacer l’histoire, c’est au contraire approcher une vérité complexe moins glorieuse que le prétend la mystique républicaine. C’est peut-être aussi – chose plus délicate –reconnaître la corrélation entre la République et le colonialisme. Quand l’universalisme prétendait imposer notre civilisation par le fer et le feu. Dimanche, Emmanuel Macron a voulu parler à la droite la plus obtuse, celle qui ne veut connaître qu’un seul récit. Ce qui est une autre forme de ségrégation.

Si Emmanuel Macron n’avait pas verrouillé notre histoire, nous aurions sans doute été nombreux à lui proposer un beau nom de rue, du côté de Belleville ou de Ménilmontant. Celui de Maurice Rajsfus, qui vient de nous quitter.

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Ce rescapé de la rafle du Vel d’Hiv a consacré toute sa vie à dénoncer les violences policières. Il aurait été dans la rue samedi.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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