« Honeyland » : Le miel de la discorde

Honeyland brosse le portrait tout en finesse d’une apicultrice macédonienne confrontée à l’industrialisation, tout en martelant un message écologique universel.

Vanina Delmas  • 16 septembre 2020 abonné·es
« Honeyland » : Le miel de la discorde
Ce film est un écrin sauvage d’où surgit une perle d’humilité et d’humanité.
© damien Bertic/Trice Films/Apolo Média

Hatidze Muratava marche à travers les steppes, grimpe sur les troncs d’arbre, escalade les montagnes, traverse les rivières façonnant les paysages de Macédoine du Nord. Elle n’a pas peur de la nature, elle vit en harmonie avec elle. Hatidze est l’une des dernières apicultrices traditionnelles -d’Europe, et on la découvre évoluant à flanc de montagne pour atteindre ses ruches naturelles creusées dans la roche. Armée d’un enfumoir rempli de bouse, elle manipule tranquillement les abeilles à mains nues, en chantant pour les apaiser et extraire les rayons remplis de miel scintillant. « Moitié pour moi et moitié pour toi. On prend juste ce qu’il nous faut », répète-t-elle joyeusement à chaque récolte. C’est son secret : ne pas exploiter à outrance ses amies volantes et bourdonnantes mais travailler avec elles.

Honeyland n’est pas un film sur la fabrication du miel dans les Balkans mais une immersion quasi naturaliste dans le quotidien d’Hatidze, vivant depuis plus de cinquante ans dans ce hameau sans eau courante, ni électricité, ni présence humaine : la récolte de miel, la fabrique de ruches artisanales, les excursions au marché de Skopje, à 20 kilomètres, pour vendre sa production. On découvre aussi des scènes d’intimité très touchantes avec Nazife, sa mère de 85 ans, aveugle et alitée, qu’elle n’a jamais voulu quitter. Ou encore cet instant de coquetterie lorsqu’elle se teint les cheveux avec une coloration châtain achetée à la capitale.

Mais cette belle histoire est soudainement perturbée par l’arrivée d’une famille nomade dans ce village en ruine qu’on pensait oublié de tous. La famille -d’Hussein brise la sérénité de l’apicultrice. Le silence est remplacé par les coups de marteau pour fabriquer la maison, les cris du bétail, les rires et les chamailleries des enfants. Impassible, Hatidze les observe par-dessus le muret de pierres. Accueillante, elle s’amuse volontiers avec les sept bambins et partage même son savoir-faire. Le père décide alors de produire son propre miel, avec des dizaines de ruches, en embauchant ses enfants, mais sans respecter la règle sacrée d’Hatidze : partager le butin doré avec les insectes travailleurs. Sous la pression d’un marchand cupide, renforcée par la nécessité de nourrir sa grande famille, -Hussein cède à la loi du marché. Une guerre des abeilles est déclarée et, en filigrane, apparaissent les conséquences concrètes de la destruction soudaine, au nom du profit, d’un écosystème méticuleusement préservé.

La caméra des réalisateurs Tamara Kotevska et Ljubomir Stefanov ne trouble ni les quelques habitants du village ni les abeilles. Il faut dire que les artisans du film ont passé trois ans sur place. Ils ont filmé pendant plus de 400 heures, prenant le temps d’écouter et de capter l’essence de cette tragédie du quotidien. Il est facile pour le spectateur de se laisser emporter, jusqu’à ne plus savoir s’il est dans une fiction ou un documentaire. Honeyland a déjà conquis le Sunday Festival en remportant trois prix, et dérouté l’Académie des Oscars, qui l’a nommé dans deux catégories : meilleur film étranger et meilleur documentaire. Une première.

La photographie, dirigée par Samir Ljuma, est aussi splendide que poétique, jouant avec les lumières naturelles pour sublimer les paysages, ou la lueur d’une bougie pour éclairer les scènes plus intimes entre la mère et la fille. Les paysages grandioses, filmés en plans très larges, nous transportent dans la montagne aride et contrastent avec les plans très serrés sur les abeilles rejoignant leur essaim.

Ce film est un écrin sauvage d’où surgit une perle d’humilité et d’humanité, nous faisant prendre conscience en douceur de la nécessité de respecter le fragile équilibre de la biodiversité. Une philosophie de vie en voie de disparition, comme les abeilles, si précieuses.

Honeyland, Ljubomir Stefanov et Tamara Kotevska, 1 h 25.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes