Un automne sale et méchant

Les éditions Christian Bourgois publient en poche le chef-d’œuvre du méconnu Maurice Pons. Une fable sombre et grotesque, fascinante.

Anaïs Heluin  • 28 octobre 2020 abonné·es
Un automne sale et méchant
© Ulf Andersen/Aurimages/AFP

Siméon n’a presque rien du plus connu des saints dont il porte le nom, sinon la pauvreté et l’isolement. Et encore le héros des Saisons de Maurice Pons subit-il ces difficultés au lieu de les choisir comme le fait son homonyme stylite. S’il arrive dans un village désolé « par le sentier de la cluse, vers le seizième mois de l’automne, qu’on appelait là-bas : la saison pourrie » – première phrase du livre, qui nous plonge d’emblée dans un microcosme étrange, avec ses règles propres –, c’est pour avoir fui des horreurs dont on ne nous dira pas grand-chose.

On pense au Château de Kafka. De même que K., Siméon est un étranger dans -l’environnement où il s’installe, et il se donne une mission qu’il tâche de faire reconnaître à la communauté, qui peine à l’accepter. Il se dit écrivain et propose à ses voisins d’alléger leur peine par le verbe. Son succès sera moindre encore que celui de l’arpenteur de Kafka. L’automne et l’hiver affreux qui suit sont d’autant plus hostiles pour Siméon qu’il est privé de mots. Il est un homme à nu, une chair et une âme à vif.

Raffinée, et pourtant aussi concrète et imagée que le sont certains idiomes restés à l’écart du monde, la langue des Saisons nous agrippe. Elle nous tient comme Siméon s’accroche à la vie, malgré tous les mauvais traitements qu’on lui fait subir dans sa terre d’accueil. Un peu à la manière du joual (1) – ce roman suscite de nombreuses comparaisons, jamais tout à fait satisfaisantes –, le parler des habitants du village, et dans une moindre mesure celui du narrateur, rassemble expressions anciennes et mots jamais vus ailleurs qu’ici. C’est discrètement, bien que proche du milieu intellectuel de son époque (il a résidé pendant soixante ans au Moulin d’Andé, dans l’Eure, qu’il a fait connaître à de nombreux réalisateurs de la Nouvelle Vague), que Maurice Pons s’est forgé cette écriture aussi réjouissante que tourbeuse.

Réédité à plusieurs reprises et par plusieurs maisons depuis sa publication en 1965, mais toujours de façon assez confidentielle, Les Saisons est un chef-d’œuvre qui suscite à chaque moment du parcours catastrophique de Siméon des émotions très variées. De même que la liberté et la délicatesse dont use Maurice Pons avec les mots, les créatures grotesques qui peuplent le roman sont toutes savoureuses. Elles suscitent toute-fois une certaine inquiétude, car la grosse aubergiste Ham, qui ne lave jamais une écuelle, le guérisseur Croll, décrit comme un « géant hirsute et dépenaillé », ou encore la petite Louana, trop aguicheuse pour son âge, sont tous au bord du monstrueux. Privés de presque tout dans leur coin de montagne austère, ces humains qui se collent littéralement aux bêtes l’hiver pour résister au gel sont souvent si cruels qu’ils portent petit à petit atteinte aux capacités mentales et physiques de Siméon.

Exil et migration, place de l’écrivain dans la société, rapports homme-femme et entre générations… L’histoire de Siméon, qui semble attirer toutes les misères d’un monde qui n’est situé ni dans le temps ni dans l’espace, soulève de très nombreux sujets sans se limiter à aucun. À travers son petit groupe de miséreux à la sensibilité plus que douteuse, Maurice Pons interroge les limites de l’humain. Au cours des Saisons, les êtres ne cessent de passer d’un côté à l’autre de la ligne d’humanité que l’on peut tenter de tracer à la lecture du roman. Avant de renoncer devant son grand tremblement.

Les Saisons, Maurice Pons, Christian Bourgois ­éditeur, 264 pages, 7,50 euros.

(1) Parler populaire des Canadiens francophones.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes