Arménie : L’adieu au Haut-Karabakh

Dans le district de Karvachar, c’est l’amertume. La population arménienne récupère tout ce qu’elle peut avant que la région ne repasse aux mains de l’Azerbaïdjan, après sa victoire militaire.

Filippo Rossi  • 18 novembre 2020 abonné·es
Arménie : L’adieu au Haut-Karabakh
Un couple vide sa demeure, le 12 novembre, à Karvachar.
© Alex McBride/AFP

En quelques jours, le Karvachar (en arménien, Kelbajar en azéri) est redevenu un territoire d’exode. Comme le prévoit l’accord de cessez-le-feu total signé le 9 novembre entre le -Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, et le président azéri, Ilham Aliyev, l’Azerbaïdjan va reprendre le contrôle de ces montagnes, contrôlées et colonisées depuis trente ans par les Arméniens. C’était prévu pour le 15 novembre, mais Bakou a accepté, à la dernière minute, de repousser de dix jours l’échéance afin de laisser le temps aux habitants de tout évacuer.

Il s’agissait d’« éviter le pire », a justifié la présidence arménienne. Impact immédiat pour les habitants : ils doivent céder la place au vainqueur dans les portions perdues de la république autoproclamée d’Artsakh (Haut-Karabakh) ainsi que dans les districts « tampons » qui reliaient ce territoire enclavé en Azerbaïdjan depuis la victoire arménienne de 1994. Parmi ces derniers, le Karvachar, une zone montagneuse hostile et froide, mais extrêmement symbolique pour les Arméniens, qui y revendiquent une empreinte séculaire, mais aussi pour les Azéris, qui habitaient la région et ont été expulsés violemment lors de la guerre des années 1990. Leur rancœur ne s’est pas éteinte. Elle est en train de changer de camp.

Maisons brûlées

C’est une ambiance surréaliste qui a régné dans le district au cours des derniers jours de présence de l’autorité arménienne. Les habitants, pris par surprise, se sont empressés fébrilement de récupérer tous leurs avoirs. Un triste spectacle. On a démonté des centrales électriques et des maisons entières avant de les brûler. Les bergers ont traversé les montagnes enneigées avec leurs troupeaux. Des personnes ont attelé leurs chevaux derrière leur Lada, créant de longs embouteillages sur les routes qui conduisent en Arménie. Chacun a fait avec les moyens du bord, à la dernière minute.

L’exode à nouveau, dans l’autre sens cette fois-ci. Les restes d’anciennes constructions azéries sont encore visibles aujourd’hui. À Karvachar, le plus gros village du district, les Arméniens ont construit leurs maisons sur les fondations coulées par les prédécesseurs ou bien ont bâti leur habitation à côté des ruines. « On devra m’emmener de force, il y a des preuves que ces territoires appartiennent à l’Arménie », se révolte Mariam, 38 ans, devant sa maison. Elle a investi toutes ses économies dans un motel. Tout est perdu. Elle a déjà démonté les fenêtres de son établissement. « Je suis née à Bakou. En 1988, nous avons fui pour l’Arménie [la capitale azerbaïdjanaise était la proie de pogroms anti-Arméniens, NDLR], raconte-t-elle, le regard perdu. Aujourd’hui je redeviens réfugiée. Mon mari est au front avec mon fils aîné. Les petits sont en Arménie avec mes parents. Je ne sais pas quoi faire… » En face de chez elle, des militaires retirent les emblèmes de la république du Haut-Karabakh sur la mairie, abandonnée, avec l’intention de brûler l’édifice.

Dans le tumulte du départ, de nombreux Arméniens ont rappliqué pour piller les -maisons abandonnées ou couper du bois pour le ramener au pays. Un écran de fumée obscurcit la lumière blanche du soleil automnal. Beaucoup d’anciens habitants brûlent leurs maisons après les avoir vidées. Vahagan, 70 ans, est venu d’Arménie pour aider son frère et son neveu. Ils emballent les radiateurs, démontent le parquet, abattent les murs. Il se plaint alors des politiques. « Je vivais à Sydney. Il y a dix-huit mois, après la révolution qui a porté Pachinian au pouvoir en Arménie, j’ai décidé de revenir. Mais je me rends compte qu’ils veulent juste brader ce territoire. Les politiques sont tous les mêmes. La Russie nous a laissés tomber, elle nous a trahis et Pachinian doit partir. Mon frère a construit cette maison il y a treize ans. Il a tout perdu. » À quelques pas, une maison brûle. « Celle de mon ami Alex », explique l’air triste Marut, 35 ans. Son regard fuit les flammes. « Il s’était installé grâce aux aides du gouvernement. Il est traumatisé. Il a tout brûlé hier avant de partir. »

Patrimoine culturel

En 1994, après la fin de la première guerre et l’expulsion des Azéris (25 000 personnes pour le seul territoire du Karvachar), les autorités arméniennes ont établi un programme d’occupation de la zone avec des subventions pour inciter les volontaires à la repeupler. « Nous avons sauté sur l’occasion, raconte Anahit, 43 ans, qui vit depuis vingt et un ans avec sa famille dans le village de Bersham. L’État nous a fourni gratuitement l’électricité et du matériel pour construire notre maison. » Elle regarde son mari démonter les tuiles pour les charger dans sa camionnette. « Nous ne savons pas ce que nous ferons. Cela fait des jours que je ne dors pas. Nous chargerons le bétail et nous partirons ce soir. » Par terre, tout est en désordre. Ils ne brûleront pas la maison, précise-t-elle. Ailleurs, un couple se dispute. « Tu dois le faire », insiste le mari. « Je ne peux pas. Mes mains en sont incapables », répond la femme. Elle se résoudra à jeter de l’essence et craquer une allumette sur ce qui était sa maison. Les souvenirs disparaissent en un clin d’œil.

Le sort du patrimoine culturel a fait l’objet de préoccupations dès que la nouvelle de la cession du territoire est tombée. En particulier le monastère de Davidank, édifice vieux de huit siècles qui appartient à l’Église apostolique arménienne. Des dizaines de touristes arméniens ont afflué pour le visiter une dernière fois et prendre des photos, sous le contrôle des soldats russes qui garantissent le respect du cessez-le-feu. La fumée des incendies cache la beauté de la pierre rouge du monastère. « J’étais déjà venu il y a quinze ans », confie Arevik, 30 ans, qui allume une bougie comme beaucoup de ses compatriotes. Sara, 15 ans, fait un selfie avec sa sœur et sa mère devant le drapeau arménien qui flotte devant le monument. « Nous reviendrons. C’est notre terre », se rassure-t-elle. En soirée, une semi-remorque vient recueillir les reliques et les objets funéraires arméniens. « Je veux protéger notre culture, contrairement à eux qui veulent la détruire, explique Hambik, 32 ans, artiste et responsable de l’opération. Ce monastère a 800 ans. L’Azerbaïdjan n’en a que 80. »

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