La galaxie climat en pleine mue

Les mesures engagées par les États depuis la signature de l’accord de Paris en 2015 ne sont pas à la hauteur de l’urgence climatique, estime la jeune génération de militants.

Vanina Delmas  • 2 décembre 2020 abonné·es
La galaxie climat en pleine mue
© MARK GARLICK/SCIENCE PHOTO LIBRARY/AFP

Décembre 2015. Les chefs d’État clôturent les négociations, signent l’accord de Paris et se réjouissent de ce succès devant les caméras du monde entier. Dans les rues, des voix s’élèvent : cette COP 21 est attendue par les militants du mouvement climat, qui veulent avoir le dernier mot. Rien d’évident dans le contexte post-attentats, avec la mise en place de l’état d’urgence qui interdit les manifestations. La Coalition climat 21, qui regroupe plus de 130 organisations de la société civile, décide alors de désobéir et de se réinventer : une chaîne humaine réunit plus de 10 000 personnes, tandis que d’autres ont quand même choisi de manifester place de la République, affrontant les forces de l’ordre. Pour le dernier jour, la manifestation est finalement autorisée… la veille au soir.

« Et un, et deux, et trois degrés, c’est un crime contre l’humanité », « Changeons le système, pas le climat ». Les slogans, désormais bien connus, ont résonné dans l’avenue de la Grande-Armée, proche des lieux de pouvoir. Pour Nicolas Haeringer, coordinateur de 350.org, depuis, on a certes vu «des victoires significatives avec des milliers de milliards de dollars et d’euros désinvestis du secteur des énergies fossiles, des infrastructures abandonnées sur chaque continent. Mais, comme le climat continue de se dérégler de manière exponentielle, on reste écrasé par la gravité de la situation ».

Après la déception de la conférence de Copenhague en 2009, la COP 21 a été perçue comme une avancée non négligeable avec la reprise des négociations internationales et l’idée que la pression citoyenne avait été entendue. « En revanche, depuis les accords de Paris, il y a une double frustration : les citoyens sont en attente d’actes concrets et les États mettent du temps à réagir a minima_, voire ne prennent pas la mesure de l’urgence. Parallèlement, les élections de Trump, de Bolsonaro, et le statu quo de Poutine ont provoqué une inquiétude généralisée chez les citoyens. Ces cinq années ont mêlé un élan d’espoir et beaucoup d’interrogations, dans un climat généralisé de répressions grandissantes des mobilisations sociales »_, analyse Sylvie Ollitrault, directrice de recherche en science politique au CNRS et spécialiste du militantisme écologiste.

Les verbatims des scientifiques dans l’article « Des records inquiétants, une cascade de chocs » du dossier de la semaine dernière ont été recueillis par Vanina Delmas.

Infographies : Vanessa Martineau.

En 2018, le Giec alerte une nouvelle fois, avec un nouveau rapport sur les impacts d’un réchauffement de 1,5 °C, tandis que des événements climatiques extrêmes surviennent sur toute la planète. Parallèlement, c’est une éclosion de mouvements, collectifs, initiatives de toutes sortes, partout en France et dans le monde : les grèves climat impulsées par Greta Thunberg, les marches pour le climat, les actions de désobéissance civile, notamment avec l’arrivée d’Extinction Rebellion, mais aussi les décrochages de portraits de Macron par Alternatiba et ANV-COP 21 – qui iront jusqu’aux procès –, les occupations de mines par Ende Gelände, le succès des camps climat, la campagne de justice climatique menée par l’Affaire du siècle et ses 2,3 millions de -signataires…

Une évolution irréversible

Pour Marie Toussaint, cofondatrice de Notre affaire à tous en 2015, il est nécessaire de « mener la lutte partout », en fonction de ses capacités, d’où son passage de l’engagement associatif à celui d’eurodéputée EELV en 2019. « J’ai toujours voulu agir sur le droit et il me semblait indispensable d’utiliser aussi les tribunaux pour faire avancer les choses, témoigne-t-elle. Je sens que, depuis deux ans, la thématique de la justice climatique est redevenue une priorité et je pense que c’est une évolution irréversible. Il y a aussi une prise de conscience progressive que, pour faire face à des adversaires de plus en plus virulents, il faut agir collectivement, malgré nos différences. » À l’image du collectif Plus jamais ça, qui a vu un rapprochement notable entre syndicats et ONG écologistes, notamment la CGT et Greenpeace.

La nouvelle génération, poussée par les sentiments de colère et d’injustice, a aussi bousculé les lignes en n’ayant peur ni des mots ni des convergences. Lors de leur congrès national à Grenoble en 2019, les militants de Youth for Climate ont affiné leur ligne, assumant d’être « anticapitalistes, antispécistes, féministes, contre les discriminations, pour la décroissance » et d’aller plus loin que les marches pour le climat. En février dernier, ils ont participé à l’occupation du siège français de BlackRock, qui a entraîné dix-sept interpellations. Quant au collectif Désobéissance écolo Paris, il refuse les concessions et l’idée de transition au profit d’une « écologie de rupture » : « Nous ne voulons plus d’une écologie qui ne se reconnaît pas d’ennemis et serre la main à tout le monde. Nous ne voulons plus participer à cette grande comédie des écogestes insignifiants, des petits pas et des grandes marches, pendant que le monde continue de s’effondrer autour de nous (1). »

Une politisation et une vision intersectionnelle de la lutte, semblable aux prémices de l’écologie post-Mai 68. « La nouveauté peut apparaître dans le lien récurrent entre justice environnementale et justice sociale, que le mouvement des gilets jaunes a clairement mis en avant. Et surtout dans le fait que l’écologie peut être une alternative crédible au système actuel, pas seulement une rustine au capitalisme, décrypte Sylvie Ollitrault. Les jeunes se mobilisent aussi massivement depuis deux ans parce que c’est aussi un appel à la question démocratique. »

En effet, le mouvement des gilets jaunes a permis de donner un coup de pied dans la fourmilière écolo et de faire apparaître des angles morts, des sujets délaissés et qui doivent encore être résolus. Comme le dit Fatima Ouassak sur Basta!, « l’écologie en France est une écologie de classe, généralement totalement déconnectée de la question sociale, du moins du point de vue des classes et des quartiers populaires ». Des divergences – ou points de vue complémentaires – émergent petit à petit. Sur Twitter, le collectif Radiaction, qui se définit comme « écologiste radical et désobéissant contre le nucléaire et son monde », a réagi au documentaire Les Désobéissant·e·s !, diffusé sur Arte. Il affirme ne pas se reconnaître dans ce récit qui a tendance à réduire la galaxie des mobilisations climat à quelques collectifs – les plus visibles médiatiquement – et à l’année 2018. « Nous avons créé ce collectif car nous ne nous retrouvions pas forcément dans des actions et des discours autour du climat qui à nos yeux étaient souvent trop symboliques, pas assez politiques, et dans lesquels la question du nucléaire est trop souvent absente », explique Paolo, l’un des membres de Radiaction. Né dans le sillage des actions de Ende Gelände contre les mines de charbon en Allemagne, Radiaction prône un mode d’action plus autonome, dans l’autogestion, quitte à être moins visibles, tout en acceptant la diversité des tactiques. « Nous sommes attachés à des valeurs comme la question du soin, de l’artivisme, l’histoire des luttes, mais aussi à faire attention aux privilèges de classe, de genre, de race, précise-t-il. L’idée n’est pas de se couper des autres collectifs qui sont légitimes, mais plutôt d’aller plus loin dans la réflexion politique. »

Résister au fatalisme climatique

Parmi les sujets historiquement propices aux désaccords, les modes d’action et le recours à la violence. Dans son ouvrage Comment saboter un pipeline (2), Andreas Malm, maître de conférences suédois en géographie et militant pour le climat, interroge le consensus autour de la non-violence. « La question n’est pas de savoir si une aile combative du mouvement pour le climat va résoudre la crise à elle seule – c’est bien évidemment une chimère –, mais si le choc déstabilisateur nécessaire pour faire sortir le business as usual de ses ornières peut se produire sans elle. Si l’on mesure bien le désastre, il est grand temps pour le mouvement de passer de la protestation à la résistance. » Et pourquoi pas jusqu’au sabotage, comme dans la lutte contre la mine à ciel ouvert de Hambach, en Allemagne, avec l’incendie de câbles électriques, ou sur le pipeline Dakota Access, contesté depuis des années par des tribus amérindiennes – projet d’oléoduc temporairement mis à l’arrêt par la justice américaine en juillet dernier. À une autre échelle, le collectif français La Ronce veut riposter à la destruction du vivant grâce à des « actions décentralisées, simultanées, aux risques légaux très limités ». Leurs premiers faits d’armes : déboucher des paquets de sucre pour s’attaquer à l’industrie sucrière, et dénoncer la réautorisation des pesticides néonicotinoïdes. Pour Andreas Malm, ouvrir ces débats tactiques et élargir le mouvement pour le climat à une lutte anticapitaliste, renforcée par la colère sociale, permettra de résister au « fatalisme climatique ».

Car cette tentation risque de grandir face à l’urgence climatique, source d’anxiété, et à l’inaction politique persistante. Dans son livre Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes (3), Luc Semal pose la question présente dans la tête des militants pour le climat aujourd’hui : « Comment vivre et se mobiliser avec ou malgré la conviction qu’une forme d’effondrement s’annonce ou qu’une forme d’effondrement est en cours ? » Le maître de conférences en science politique au Muséum national d’histoire naturelle rappelle que l’idée d’effondrement et les discours sur la catastrophe écologique étaient déjà présents en 1972, avec le rapport Meadows posant la question des limites planétaires, et donc des limites à la croissance. « Loin de déboucher nécessairement sur une rhétorique sacrificielle au nom de l’urgence ou de la survie, cette perspective catastrophiste peut constituer un aiguillon démocratique pour aider un collectif à réagencer ses théories, ses pratiques et ses projets politiques dans un sens plus compatible avec la réalité du contexte écologique et matériel qui s’annonce », analyse-t-il.

Un contexte qui se définit par de nouvelles alliances, mais surtout par l’identification des adversaires. Les multinationales et l’industrie fossile restent l’ennemi numéro 1, mais la vigilance doit se porter sur ces nouvelles stratégies présentées comme énergie de transition – par exemple, le gaz – et l’offensive doit être menée contre les institutions qui continuent de financer ces activités. « Il faudrait aussi considérer tous les dirigeants faisant de grands discours sans les traduire en actes comme l’équivalent des climatosceptiques, assène Nicolas Haeringer. De ce point de vue-là, Emmanuel Macron est aussi néfaste qu’Exxon quand il mentait sur ses connaissances des causes et des conséquences du réchauffement climatique et faisait perdre du temps. »

(1)Écologie sans transition, Désobéissance Écolo Paris, éditions Divergences, 2020.

(2)Comment saboter un pipeline, Andreas Malm, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, La Fabrique, 2020.

(3)Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Luc Semal, PUF, 2019.

Écologie
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