Incendie de Courchevel : Luxe blanc et misère noire

Deux morts et vingt-quatre blessés : le tragique bilan de l’incendie de l’hôtel désaffecté où des saisonniers de Courchevel étaient logés par leur employeur, il y a tout juste deux ans, souligne de graves négligences et dévoile l’arrière-boutique du « Saint-Tropez en montagne ». Récit

Erwan Manac'h  • 27 janvier 2021 abonné·es
Incendie de Courchevel : Luxe blanc et misère noire
Courchevel est un domaine de démesure, avec une capacité d’accueil quatorze fois supérieure à sa population de 2 300 habitants.
© Erwan Manac’h

Ambre Corci se lève d’un mouvement machinal et traverse sa chambre sans comprendre d’où vient le vacarme qui l’a réveillée. La pièce est exiguë, sommairement meublée et mal isolée, l’humidité affleure et la moquette, sur le sol et une partie des murs, n’a pas bien vieilli. Il est 4 h 30 du matin ce 20 janvier 2019. En ouvrant la porte, la jeune femme est balayée par un souffle brûlant. Le couloir du troisième étage est déjà dévoré par une fumée noire et irrespirable. Elle se précipite à sa fenêtre, l’ouvre et l’enjambe. Dans ce piège, commence une interminable attente. Jusqu’au trou noir. « Je ne me souviens plus du moment où j’ai décidé de sauter. Je ne me souviens plus de rien, seulement d’une très longue attente et d’avoir vu les flammes monter de la fenêtre d’en dessous », souffle-t-elle, deux ans presque jour pour jour après les faits, la voix meurtrie.

Ambre a commencé les saisons trois ans plus tôt, à Megève, comme femme de chambre. Le plan semblait parfait pour mettre quelques euros de côté et financer un projet de voyage. Pour sa troisième année, à Courchevel, elle officie au grade d’assistante de gouvernante, au Saint Roch, un palace cinq étoiles, où la nuitée coûte 600 euros, prix d’appel. « Les riches, parfois, n’ont aucune notion de respect, raille-t-elle, il faut voir dans quel état on retrouvait parfois les suites. » Comme tous les saisonniers, elle travaille beaucoup, ses heures supplémentaires ne sont pas payées, mais le cadre lui plaît, les fêtes sont mémorables à cette altitude, la ligne ajoutée à son CV est prestigieuse et le salaire – 1 800 euros par mois pour un poste à responsabilité – représente un bon pécule d’argent de poche, car elle est nourrie et logée. Et certains de ses collègues réussissent parfois à doubler la mise sous forme de pourboires.

Pour le logement, c’est une autre histoire. Comme il leur est impossible de se loger par eux-mêmes sur place, la plupart des saisonniers sont hébergés par leur patron, gratuitement. Les meilleures places se négocient auprès des directeurs d’établissement ou des chefs de service, « en fonction de la hiérarchie ou des connaissances que vous avez », décrit Nicolas, serveur dans une autre belle adresse de Courchevel. Les plus qualifiés parviennent à gratter une chambre individuelle ou des places dans des chalets en colocation, alors que les plus jeunes et les moins gradés atterrissent parfois dans des pièces sans fenêtre, ou à plusieurs dans une pièce aussi étroite qu’un couloir.

Courchevel est un domaine de démesure. « Le plus grand du monde » en matière de ski, assure la brochure (1), mais aussi le plus cher de France. C’est une ville de 2 300 habitants d’une capacité d’accueil quatorze fois supérieure (2), répartie entre cinq villages de différentes altitudes. Comme les étages d’une hiérarchie parfaitement ordonnée, c’est à « Courchevel 1850 », au plus près des cimes, que se nichent les palaces, les restaurants étoilés et les « chalets » privatifs rutilants. Là-haut, les trottoirs devant certaines boutiques et les entrées de parking sont chauffés pour être toujours secs et sûrs, les feux d’artifice sont presque quotidiens en période de fêtes et les façades de nombreux hôtels sont éclairées toute la nuit durant l’hiver.

Pour faire tourner un hôtel cinq étoiles, il faut compter en moyenne deux employés par chambre, voire davantage pour un palace. Courchevel voit donc débarquer chaque année, avant les premiers flocons, une armée de 5 000 saisonniers. Ceux qui n’ont pas leur précieuse promesse d’embauche se massent à la maison de l’emploi, à l’entrée de Courchevel 1850, ou épluchent les petites annonces de Palace magazine. C’est paradoxalement dans ces stations huppées que les saisonniers sont le plus mal logés, même si les situations sont très variables d’un patron à l’autre. À Courchevel, le mètre carré est rare et peut grimper à plus de 25 000 euros, ce qui attire les placements de nombreux milliardaires. Bernard Arnault y place ses billes depuis 2006, comme son gendre Xavier Niel ou l’homme d’affaires Stéphane Courbit (3), parmi de nombreux autres.

Empire Tournier

Ambre Corci est logée à l’Isba, un ancien hôtel frappé d’un arrêté de fermeture en 2009, à la suite du passage d’une commission de sécurité ayant constaté les défaillances de la sécurité incendie. Ils sont 55 saisonniers au total, répartis dans les 40 chambres de ce petit immeuble de trois étages, niché au cœur de « 1850 ». L’emplacement est idéal, mais « tout Courchevel sait que l’Isba était vraiment pourrie », tranche Marine, embauchée au vestiaire du restaurant L’Aventure, elle aussi résidente de l’hôtel désaffecté. Tous travaillent dans l’un des 17 établissements de la Maison Tournier, groupe familial incontournable à Courchevel, qui a racheté l’Isba pour construire à sa place un hôtel de luxe. En attendant, et sans en avoir averti les autorités, ce qu’exige pourtant la loi, le groupe utilise le bâtiment pour loger une partie de ses saisonniers. Les travaux recommandés en 2009 par la commission de sécurité n’ont pas été réalisés.

2 000 euros de salaire oublié Cent dix heures supplémentaires, soit l’équivalent de trois semaines à temps complet sur une saison de trois mois et demi… C’est ce qu’Aurore (prénom modifié), responsable du spa à l’hôtel Pralong, un cinq-étoiles de Courchevel géré par la Maison Tournier, est parvenue à se faire payer devant les tribunaux. Ses feuilles de présence pour l’hiver 2017-2018 sont toutes remplies aux horaires de son contrat, soit 41 heures hebdomadaires payées 1 600 euros net mensuels. Mais son agenda prouve des amplitudes plus proches des 50 heures, avec des rendez-vous étalés sur 6, voire 7 jours. « La direction nous a imposé, dès le début de saison, d’écrire le nombre d’heures inscrites sur le contrat même si les salariés font des heures sup », affirme Aurore devant les juges de la cour d’appel de Chambéry, en produisant 6 attestations de salarié·es confirmant ses dires. La société « Coucou casse-cou », devanture juridique de l’hôtel Pralong, est condamnée le 9 avril 2020 à régulariser plus de 2 000 euros de salaire oublié, ainsi qu’au paiement de 19 000 euros d’indemnités pour travail dissimulé. Une condamnation aussi rare que la pratique est répandue, du fait notamment que les saisonniers saisissent rarement les prud’hommes. Aurore l’a fait à la suite d’un conflit avec sa direction : deux avertissements, pour des motifs que la cour d’appel jugera injustifiés, et 424 euros de pourboires retenus. « Ils voulaient faire de moi un exemple, témoigne Aurore_, mais ma direction n’avait aucune intention de me licencier, parce que nous étions en sous-effectif. Ils pressurent tout le monde, c’est comme ça que le groupe Tournier a bâti sa fortune »,_ témoigne-t-elle. La Maison Tournier s’est pourvue en Cassation.
Les Tournier figurent parmi les « bâtisseurs » de Courchevel. Le père débarque en 1948, à une époque où les « trois vallées » vivent encore au rythme des pâtures et où le tourisme est loin de rivaliser avec les usines hydroélectriques du fond de la vallée. Il sert lui-même des grillades dans une bergerie d’altitude reconvertie en restaurant, avant de prendre l’urbanisme montagnard à contre-pied, avec une poignée d’autres hôteliers, en ciblant une clientèle bourgeoise avec des hôtels de standing. Ses deux fils reprennent le petit empire familial, qui s’étend également à Saint-Tropez. « Loin de la démesure et des soirées jet-set, Éric Claret-Tournier [le plus âgé des deux frères]_, cheveux grisonnants et look de motard, gère ses affaires dans la discrétion »,_ écrit Le Dauphiné libéré dans une courte hagiographie, parue en 2015. L’homme d’affaires se décrit volontiers « anticonformiste » et « iconoclaste », dit gérer ses 450 salariés « en bon père de famille ». Ses employés le décrivent davantage comme « quelqu’un d’abstrait » et d’inaccessible, « atypique » et « souvent border-line ». L’étendue de son groupe permet à ses salariés d’évoluer rapidement. « Tournier » est donc influent et a tendance à traiter son personnel « comme de la merde », tacle un saisonnier. « Il ne s’adresse pas aux employés et ne nous regarde pas. On m’a tout de suite appris à l’identifier. J’ai aussi pris l’habitude de montrer une photo de lui à mes employés, pour qu’ils tâchent de lui dire bonjour sans attendre de réponse », cingle une ex-employée cheffe d’un service dans un de ses hôtels.

Incendie meurtrier

C’est dans l’une des premières adresses du groupe, le bar L’Équipe, qu’Adrien Quargnul, 25 ans, débarque à l’hiver 2017-2018 pour réaliser son rêve. Le jeune DJ nantais s’installe aux platines de cette petite adresse restée relativement abordable, à deux pas de l’Isba, où il est logé. Il apprécie l’ambiance et les goûts musicaux de la jeunesse dorée, des Russes et Émiratis pleins aux as qui composent la clientèle de Courchevel. L’hiver suivant, il est embauché Chez Gaston, à deux pas de là.

C’est dans cette brasserie qu’apparaît, le 19 janvier au soir, l’ex-petit ami d’une employée du bar. Visiblement alcoolisé, l’homme de 23 ans exhibe un chargeur de pistolet sur sa table, d’après un témoignage recueilli par les enquêteurs, que Politis a pu consulter. Il est à Courchevel pour régler un différend de dealers. Une dette de quelques centaines d’euros, à en croire les déclarations des protagonistes entendus par les enquêteurs, qu’un de ses revendeurs n’arrive pas à se faire rembourser. Dans un parking souterrain, ce soir-là, il déchaîne subitement sa violence et frappe le mauvais payeur au visage avec la crosse d’un pistolet avant que ce dernier ne prenne la fuite, selon son propre aveu. Son déplacement à Courchevel serait également motivé par la présence de son ex-copine, saisonnière elle aussi et résidente de l’Isba, qui l’a éconduit un mois et demi plus tôt après deux ans en vie de couple. Une rupture qui plonge le jeune homme « à la personnalité borderline marquée par une forte instabilité » dans une situation « insupportable, du fait de son histoire d’enfant abandonné », établira plus tard l’expertise psychologique versée à l’enquête. La suite reste trouble. L’Audi A3 noire du jeune homme est aperçue par la vidéosurveillance dans la cour de l’Isba entre 4 h 13 et 4 h 28, quelques secondes avant qu’une fumée épaisse ne se dégage du bâtiment.

Le feu a pris au deuxième étage, avant de gagner le couloir et de grimper vers le troisième étage. Sans portes coupe-feu, la cage d’escalier constitue « une véritable cheminée », écriront les experts incendie dans un rapport versé au dossier judiciaire, cité par Le Parisien (4). « Je venais de finir mon service, je ne dormais qu’à moitié, quand j’ai entendu des bruits dans le couloir. C’est en me redressant pour aller protester que j’ai compris. La fumée était partout dans la chambre, on ne pouvait déjà plus respirer », raconte Marine, 26 ans à l’époque. Aucune alarme ne se déclenche, aucun dispositif anti-incendie ne fonctionne et « la présence de planches de bois résineux dans les couloirs, les portes palières des chambres de très faible résistance au feu, la moquette facilement inflammable couvrant ces portes » font flamber le petit bâtiment à une vitesse folle, écrit l’expert.

Les pompiers sont immédiatement sur place, mais ils n’ont ni grande échelle ni matelas pour récupérer les victimes qui n’ont aucun autre choix que de sauter. « Ça a duré dix secondes, on a dû sauter en sous-vêtements, sans portable ni lunettes de vue, par notre fenêtre du deuxième étage », se souvient Marine. Certains résidents abandonnent aussi plusieurs milliers d’euros de pourboires en liquide dans le brasier, se souvient Nicolas.

Au pied de l’immeuble, Rémi, cuisinier chef de partie au Saint Roch, assiste sidéré à sa ruine, pieds nus dans la neige, en caleçon, peignoir et doudoune. Des flammes de trois mètres entourent le balcon dont il vient de s’extraire, par le balcon de l’immeuble mitoyen_. « Dans les minutes et les heures qui ont suivi, on nous a rassemblés dans une salle de conférences d’un hôtel à côté, dans une ambiance apocalyptique »,_ se souvient-il.

Deux noms manquent à l’appel. Chambre 310, les pompiers retrouvent le corps sans vie de Zalhata Ali Bacar, une femme de chambre d’origine comorienne de 31 ans, hébergée dans la chambre de son conjoint pour quelques jours. Au troisième étage également, Olivier Van Lerberghe, plongeur l’hiver à L’Aventure et employé l’été dans un autre établissement de la Maison Tournier, est retrouvé sans vie. Il pestait souvent contre l’état de sa chambre, se souvient Marine, mais ses demandes répétées restaient sans réponse. Un soir, à la fin du service, le saisonnier de 49 ans ouvre sa porte à sa collègue pour qu’elle constate par elle-même. « Ils l’avaient installé dans ce qui était probablement un placard à balais. Il touchait les deux murs de sa chambre en écartant les bras, il n’avait la place que pour un lit simple, un petit placard et un lavabo, et n’avait qu’un petit hublot en hauteur pour toute fenêtre, témoigne Marine_. Cet homme est sans doute mort parce qu’il n’a pas pu sauter par la fenêtre comme tous les autres. »_

Promesses

Lorsqu’elle reprend ses esprits, Ambre Corci a été déplacée à quelques mètres de là, sous un préau. Son état physique est préoccupant. Elle a chuté de trois étages, soit une quinzaine de mètres en comptant le dénivelé de la pente. Héliportée vers Chambéry, puis Grenoble, elle passera dix jours en soins intensifs, sévèrement touchée au dos par sa chute. Elle n’a alors plus de sensations dans les jambes. Au total, 46 personnes sont transférées à l’hôpital et les autorités ont dénombré 24 blessés, dont 3 graves (5).

À Courchevel, le drame suscite un élan de solidarité. Vêtements et cosmétiques affluent de la part de voisins, commerçants ou saisonniers. Éric Claret-Tournier apparaît le lendemain du drame et s’adresse à une partie des victimes. « Il était abattu, parce qu’il connaissait très bien Olivier, qui travaillait pour la famille depuis longtemps », témoigne Adrien Quargnul. Dans une correspondance avec la compagne d’une victime plusieurs semaines après le drame, retranscrite par Le Parisien, l’homme d’affaires écrit : « Je sais qu’aucun mot ne pourra alléger votre souffrance. Je mesure ce que vous vivez actuellement. Depuis ce tragique événement, ma vie a changé. Pas un jour sans que je pense à cet incendie. Pas un. » Rémi nuance, en livrant une autre interprétation des heures qui ont suivi l’incendie : « Il nous a tout de suite fait des promesses, il savait qu’il était en danger. Il nous a un peu achetés, et la somme dépendait du risque qu’il encourait. »

Deux ans de kiné intensive ont rendu à Ambre Corci l’usage de ses jambes, mais, à 26 ans, elle porte des séquelles physiques et psychologiques indélébiles. « Je suis dans l’attente du procès, je vis pour ça et pour la reconstruction de mon corps », affirme-t-elle. La vie de son père aussi a basculé. Au lendemain du drame, Alain Corci est monté conduire sa propre enquête. Trois mois à éplucher les moindres détails, interroger des dizaines de témoins potentiels et remuer ciel et terre pour trouver la vérité.

L’incendiaire présumé a été arrêté en mars 2019, mis en examen et écroué. Il nie toute implication dans l’incendie et l’enquête ne privilégie aucune piste, entre le soupçon de règlement de comptes lié au trafic et celui d’un crime de dépit amoureux. Un second volet a été ouvert sur les conditions de sécurité du logement, dans une affaire qui compte pour l’heure 52 parties civiles. « Les travaux de remise aux normes auraient coûté une cinquantaine de milliers d’euros à Éric Claret-Tournier, c’est l’équivalent d’une journée de chiffre d’affaires de son restaurant d’altitude », dénoncent deux saisonniers. L’expertise versée à l’enquête livre en tout cas un constat implacable, d’après l’extrait reproduit par Le Parisien : « Si les travaux avaient été réalisés, ils auraient retardé le développement et la propagation du feu. Et ils auraient facilité l’intervention des secours et offert de meilleures chances d’évacuation aux occupants. »

Le procureur a requis la mise en examen d’Éric Claret-Tournier, le 28 mai 2020, pour « hébergement de travailleurs dans un local non conforme » et « homicide involontaire par violation délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ». Pour l’heure, le juge d’instruction n’a toujours pas donné suite. « On s’interroge sur les raisons pour lesquelles le réquisitoire n’est pas suivi. Pour les parties civiles, le temps est très long », souligne Me Cormier, avocat d’une partie des victimes. L’intéressé, contacté par téléphone, n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Les regards se tournent également vers l’équipe municipale de l’époque, qui n’ignorait pas que la Maison Tournier logeait des saisonniers à l’Isba. « Je passais devant cet immeuble tous les jours et je savais qu’il était habité. Mais je pensais que l’arrêté concernait l’interdiction d’en faire un hôtel », affirme l’ancien maire de Courchevel (2014-2020) Philippe Mugnier, dans Le Dauphiné libéré.

Entre-soi et opacité

Le logement d’un salarié est considéré comme relevant du cadre privé. Les normes des établissements recevant du public ne s’appliquent donc pas et les procédures pour faire reconnaître l’insalubrité sont particulièrement longues, souligne-t-on du côté de la municipalité de Courchevel. La ville compte 370 logements sociaux destinés aux saisonniers et le drame a accéléré l’élaboration d’une convention entre les employeurs, les saisonniers et les propriétaires de logements dans le parc privé. Ce texte, adossé au contrat de travail, reste incitatif, mais vise « un effet pédagogique », souligne Valérie Léger, directrice du centre communal d’action sociale de Courchevel : « On espère que ça permettra de réveiller tout le monde sur cette problématique, qui n’est pas propre à Courchevel. »

La station reste néanmoins un monde à part, un entre-soi où tout le monde se connaît, notamment les entrepreneurs « du pays », assis pour certains sur un tas d’or. « Tout le monde se tient par la barbichette, les conflits d’intérêts sont partout », souffle un habitant. Exemple récent : le nouvel adjoint au tourisme, Claude Pinturault, également à la tête de l’office du tourisme, est lui-même propriétaire d’un grand hôtel cinq étoiles sur les hauteurs de Courchevel 1850. Il est aussi le père du champion local de ski Alexis Pinturault. C’est donc sous l’autorité de Claude Pinturault, président de l’office du tourisme, qu’a été renouvelé en juillet un contrat d’image avec la société Alexski, gérant les droits du skieur, dirigée par… Claude Pinturault. Courchevel Tourisme confirme cette information publiée par l’opposante municipale Isabelle Monsenego sur la page Facebook de sa liste (6), mais souligne qu’il s’agit d’un renouvellement de contrat signé pour la première fois sous l’ancienne mandature, en juin 2011 (7).

À Courchevel, l’opacité règne sur l’origine de certains fonds placés dans l’immobilier (8). L’opacité encore plane sur la manière dont la mairie a distribué, de 2010 à 2015, 38 terrains à prix cassé afin d’aider les locaux à se loger. Distribution opérée « sans conditions de ressources et de manière discrétionnaire et opaque lors de réunions à huis clos », constate la chambre régionale des comptes dans un rapport de 2017 (9). Opacité, toujours, à la Maison Tournier, qui « ne délivre aucune information financière » et ne dépose que rarement ses comptes au tribunal de commerce, souligne l’économiste Arlette Charlot, qui a épluché les documents officiels de la famille (10). Cette pratique répandue dans les entreprises cultivant le secret sur leurs finances est illégale et les expose à une amende – certes peu dissuasive – de 1 500 à 3 000 euros.

« La loi s’arrête à Moûtiers », ironise un saisonnier. « Il y a des shérifs, on est dans l’Ouest américain », complète un professionnel du bâtiment. Au comptoir de leur magasin désert, à quelques jours du deuxième anniversaire de l’incendie, deux saisonniers dressent un constat amer : « À “Courch”, on ne parle pas vraiment du drame, ça n’a pas franchement choqué les gens, la vie a continué comme avant. » Pas facile de faire valoir ses droits pour ces forçats de passage. « Il y a trois sortes de saisonniers à Courchevel, complète Pierre Scholl, délégué CGT des remontées mécaniques. Les employés du domaine skiable vivent généralement dans la région, on a des bonnes rémunérations et le droit du travail nous permet d’être reconduits d’une année sur l’autre. Il y a les saisonniers de l’hôtellerie et de la restauration, des jeunes gens venus de toute la France, qui bossent dur et font souvent des heures non payées, avec un gros turn-over d’une année sur l’autre. Puis les invisibles, qui travaillent à la plonge ou comme femmes de chambre. Ils viennent de Pologne, des Comores… et nous n’avons presque aucun contact avec eux. »

Pour les victimes de l’incendie, rien ne sera plus jamais comme avant. Nicolas n’a plus été capable de revenir à la montagne. Il s’est mis à son compte et les affaires fleurissent désormais pour lui sur la côte méditéranéenne, où il gère trois petits restaurants. Marine Brion attend le procès et elle en veut « à l’incendiaire, à Tournier et à moi-même… Je m’en veux d’avoir accepté de vivre dans un tel endroit », confie-t-elle. Rémi aussi a vécu un déclic : « Ce n’est pas parce qu’on est jeune et qu’on a envie d’expérience qu’il faut accepter de faire n’importe quoi ou de travailler pour n’importe qui. »

(1) 600 km au total avec les sept stations des trois vallées.

(2) L’organisme promotionnel Savoie Mont-Blanc estimait en 2016 que la capacité d’accueil de la station était de 32 883 lits touristiques.

(3) Condamné en 2015 pour « abus de faiblesse » dans l’affaire Bettencourt.

(4) « Incendie de Courchevel : une expertise accable le propriétaire », Serge Pueyo,_Le Parisien__,_ 11 janvier 2021.

(5) Plus de huit jours d’interruption temporaire de travail.

(6) « Pour Courchevel, une opposition constructive », 21 juillet 2020.

(7) Ce contrat triennal prévoit une somme de 90 000 à 210 000 euros en contrepartie de l’utilisation de l’image du champion et de sa participation à trois manifestations dans l’année.

(8)« Courchevel : la justice traque l’argent blanchi dans l’or blanc », AFP, 1er juillet 2014.

(9) Commune de Saint-Bon-Tarentaise (Courchevel), exercices 2009 à 2016, observations définitives délibérées le 7 novembre 2017, p. 52.

(10) « La famille Tournier et l’incendie mortel de Courchevel », Arlette Charlot, cuisinedespatrons.com, 29 avril 2019.

Société Travail
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