Ouïgours : « Grâce à la mobilisation des citoyens, les choses bougent »

La diaspora joue un rôle essentiel dans la sensibilisation des opinions publiques à la cause ouïgoure pour peser face à la Chine, et dans la préservation de la langue et de la culture.

Louise Pluyaud (collectif Focus)  et  Suzanne Adner  • 6 janvier 2021 abonné·es
Ouïgours : « Grâce à la mobilisation des citoyens, les choses bougent »
Une manifestation à La Haye, aux Pays-Bas, le 20 août 2020.
© Romy Arroyo Fernandez/AFP

Dilnur Reyhan est la voix de la résistance ouïgoure en France et en Europe. Pour cette enseignante à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), tous les citoyens européens peuvent agir pour empêcher la disparition de son peuple.

Depuis trois ans, la répression des Ouïgours et des autres minorités musulmanes de l’ouest de la Chine a pris une ampleur sans précédent. Comment en est-on arrivé là ?

Dilnur Reyhan : Ce qui se passe aujourd’hui, c’est l’accélération d’une politique de domination coloniale qui remonte à soixante-dix ans. La domination chinoise au Turkestan oriental [le nom donné par les Ouïgours à leur terre – NDLR] n’a cessé d’être contestée. Il y a eu des révoltes, des manifestations que la Chine a toujours réprimées. Il fallait siniser la population de cette région stratégique, la soumettre à Pékin. Mais l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping marque un tournant. Dans l’ensemble du pays tout d’abord. La Chine est une dictature, un État-parti qui réprime toute contestation, et cette répression s’est accélérée ces dernières années.

Par ailleurs, Xi Jinping est le grand promoteur du concept de « rêve chinois » reposant sur un développement international de la puissance chinoise, notamment par les « nouvelles routes de la soie ». Ce projet gigantesque a épuisé économiquement le pays, qui a investi un peu partout dans le monde. Et la région ouïgoure, parce qu’elle est une porte vers l’Occident via l’Asie centrale, est au cœur de ce projet. Aux yeux de Xi Jinping et du pouvoir chinois, la différence culturelle, ethnique, de cette région est devenue un obstacle à abattre au plus vite. Parce qu’après soixante-dix ans de -colonisation, il n’était pas acceptable que la population ne se soit pas sinisée. La nomination à la tête de la région de Chen Quanguo, l’homme de fer qui a neutralisé le Tibet, n’est pas un hasard. Et, pour lui, c’est une promotion, qui pourrait l’amener aux plus hautes sphères de l’État chinois plus tard.

D’autre part, la Chine est aujourd’hui une grande puissance internationale. Ce pouvoir lui donne un vif sentiment d’impunité. C’est dans ce contexte que la Chine a mis en place des mesures génocidaires. Parce qu’elle le peut. Et qu’elle veut se débarrasser de tout obstacle.

Plusieurs pays commencent à réagir en dénonçant la situation. Qu’attendez-vous de la communauté internationale ?

Pendant longtemps, le monde est resté indifférent à la répression des Ouïgours. Contrairement à la cause du Tibet, portée par une certaine image des Tibétains, du bouddhisme, et la popularité du dalaï-lama, notre situation n’a pas vraiment été médiatisée en Occident. Les Ouïgours sont des musulmans. Et la Chine a utilisé ce fait pour justifier la répression par un discours de lutte contre le terrorisme. Notre combat n’était pas audible. Ce n’est que ces deux dernières années, avec les révélations sur les camps et toutes celles qui ont suivi que les choses ont commencé à changer. Il y a eu des déclarations, des demandes d’enquête. Mais ces dénonciations ne sont pas toujours suivies d’actes concrets. Or il y a urgence. Les États-Unis ont été plus efficaces en imposant des sanctions économiques et diplomatiques comme des interdictions de voyage à plusieurs hauts responsables chinois et leur famille, dont Chen Quanguo. Mais aussi à des organisations telles que le bureau de la sécurité publique du Xinjiang, et plusieurs entreprises ayant recours au travail forcé.

© Politis

En Europe, les choses bougent plus doucement. L’UE vient de se doter d’une loi lui permettant d’imposer des sanctions économiques et diplomatiques à toute personne impliquée dans une violation des droits humains. Mais ça ne veut pas dire qu’elle sera d’accord pour cibler la Chine. Certains pays, dont la Grèce et le Portugal, sont devenus de véritables porte-drapeaux de Pékin en Europe. Ils peuvent donc bloquer toute sanction. Si l’Europe n’est pas unanime, cela ne changera pas grand-chose… Or nous avons besoin d’actions concrètes. Les dénonciations diplomatiques ont déjà provoqué des évolutions. Jusqu’en octobre 2018, la Chine niait en bloc l’existence des camps. Elle a dû changer de stratégie et de discours. Si la pression s’accentue, que s’y ajoutent des sanctions économiques, il y aura un impact.

Les citoyens européens ont-ils un rôle à jouer ?

C’est grâce à la mobilisation des citoyens que l’on parle des Ouïgours aujourd’hui, que les choses bougent petit à petit. L’opinion publique peut accentuer la pression. Par le boycott, d’une part. Nous savons aujourd’hui que de nombreuses marques internationales ont recours au travail forcé ouïgour. Un rapport de l’Institut australien de politique stratégique (Aspi) en a identifié 82 (1). Les boycotter, le leur faire savoir en se désabonnant de leurs réseaux sociaux, les forcera à réagir. Se mobiliser, c’est aussi continuer à alerter sur la situation : diffuser des tracts, informer autour de soi, écrire à son député… Si des milliers de personnes le font, cela aura un impact. Sans cette mobilisation continue, les gouvernements ne réagiront pas. Il y a trop d’intérêts économiques en jeu, jugés plus importants. Jusqu’à présent, les réactions se limitent surtout à des condamnations orales. En France, en septembre 2020, Emmanuel Macron a condamné publiquement la répression des Ouïgours. Un mois plus tard, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a demandé « la fermeture immédiate des camps d’internement ». C’est mieux que rien, mais c’est trop lent. Les Ouïgours sont en train de mourir. Nous craignons que les gouvernements ne réagissent trop tard. Si nous lançons l’alerte dès maintenant, avec autant de véhémence, c’est pour essayer d’éviter le pire…

Quel rôle joue la diaspora ouïgoure dans ce combat ?

Elle mène deux batailles. L’une au niveau politique et diplomatique, en sensibilisant l’opinion publique, en essayant d’influencer l’attitude gouvernementale. L’autre pour la préservation de l’identité et des traditions ouïgoures. Un peu partout dans la diaspora, ces trois dernières années, des écoles ouïgoures ont été créées, y compris en France. Pour que les enfants nés dans la diaspora puissent apprendre notre langue. Les Ouïgours ont le sentiment croissant qu’ils doivent protéger leur culture face à sa possible disparition. Sa sauvegarde fait partie du combat. Au sein de l’Institut ouïgour d’Europe (IODE) que j’ai fondé à Paris, notre mission est à la fois de transmettre et de faire connaître cette culture, mais aussi de dresser un pont avec les cultures européennes. De nombreux Ouïgours vivent en Europe. Nos enfants grandissent ici, ils sont français, allemands, etc. Il s’agit de préserver notre langue, nos coutumes culturelles et religieuses, tout en faisant la connexion avec les valeurs européennes.

(1) « Uyghurs for sale », Australian Strategic Policy Institute, février 2020.

Dilnur Reyhan Enseignante à l’Inalco.

Monde
Publié dans le dossier
Ouïgours en Chine : Alerte génocide
Temps de lecture : 6 minutes

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