Label Gamelle : « Ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on doit mal manger ! »

Créée pendant le second confinement, la Scop Label Gamelle, avec une certaine audace, se veut tournée vers la restauration pour les centres d’hébergement d’urgence. Pari réussi.

Jean-Claude Renard  • 17 février 2021 abonné·es
Label Gamelle : « Ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on doit mal manger ! »
L’équipe de Label Gamelle devant son propre camion de livraison.
© Patrice Normand

Au menu du déjeuner cette semaine : mafé de bœuf, pommes dauphines, crème aux œufs citron ; moussaka de bœuf et penne, cake. Au dîner, carry de volaille, riz créole aux raisins secs et fruit. Ou encore quiche saumon épinard, coleslaw, dégué ; tagine de légumes, merguez, semoule et yaourt le soir. Autre menu ? Hachis de veau Parmentier, blanc-manger à l’eau de fleur d’oranger ; paupiette de dinde et risetti aux légumes, petit pot de lait chocolat. Quelques jours auparavant, c’était pavé de colin, riz cantonais, gâteau de semoule au miel ; une brandade de poisson, ail et persil (c’est vieux comme le monde, mais ça marche toujours !), une quiche aux crevettes, céleri rémoulade, yaourt, ou encore des nuggets de poulet sauce barbecue pomme purée…

Des menus qui se veulent variés, passant d’un continent l’autre, d’une culture l’autre. Manchons de volaille à la mexicaine, osso bucco de dinde, sauce tomate, polenta crémeuse, yassa de poisson, gratin d’épinards, blanquette de poisson, riz cassé… Tels sont les repas concoctés par Label Gamelle, Scop de restauration employant la majeure partie de son personnel en contrat d’insertion, livrant les centres d’hébergement d’urgence et toute forme de collectivité. Avec un mot d’ordre, un slogan, une marotte : « Ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on doit mal manger ! »

Au cœur de l’ouvrage, une cuisine centrale implantée sur le site de Mozinor, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), un vaste bâtiment industriel construit en 1971 accueillant aujourd’hui différentes structures, notamment des fabricants et des concepteurs. Aux fourneaux, Vincent Dautry, auparavant casseroleur dans les cuisines prestigieuses de la capitale, du Taillevent au George-V, chez Lasserre, le Beauvilliers et longtemps à l’Apicius (il y a pires références), puis formateur à l’école hôtelière Ferrandi, à Paris (on est donc loin du homard et de la truffe). Le bougre, furieusement humble, -discret et au taquet, qui sait faire et faire savoir, peut compter à ses côtés douze personnes, dont huit sont en contrat à durée déterminée en insertion (CDDI) pour huit mois (quatre membres du personnel vivent eux-mêmes en centre d’hébergement d’urgence), payées au Smic, sur 35 heures. Toutes polyvalentes. Qui à la réception des marchandises, qui à la gestion des stocks, qui à la mise en place, à la cuisine et à la mise en barquettes, au nettoyage.

Au deuxième étage de Mozinor, Label Gamelle occupe un espace de 525 mètres carrés. Pas moins. De quoi faire bouillir la marmite, nourrie de produits achetés à Rungis, de pleins paquets de palettes livrées trois fois par semaine. Cela donne, par mois, 300 kilos d’oignons, 375 kilos de pommes de terre, 5 kilos d’ail, 20 kilos de chou blanc, 260 kilos de carottes, 230 kilos de pommes, 20 kilos d’oranges. Liste non exhaustive. Le cahier des charges est simple. Pour chaque menu : 400 grammes de légumes et féculents, 150 grammes de protéines avec une sauce, un dessert. Un cahier qui tient compte de ce que veulent manger les bénéficiaires (à la suite d’un questionnaire fourni par les centres d’hébergement, observant toutes les diversités) pour éviter tout gâchis. De fait, on évite les entrées et le fromage (parce qu’en dehors de La Vache qui rit industrielle, c’est rarement apprécié). On ne se repose pas non plus sur les invendus. Le toutim pour 4,50 euros par repas, livraison comprise. Pour ça, Label Gamelle s’est pourvu d’un camion.

La structure possède son histoire. Qui fait récit. Dont le chapitre liminaire pourrait être celui d’un itinéraire, celui de Christine Merckelbagh, directrice de la Scop. Au commencement, elle suit des études économiques qui la conduisent au poste de cadre dirigeante dans les assurances. Successivement Axa, Predica et Generali, brièvement chez MMA. Vingt ans de boîtes différentes, autour du management, de l’organisation du travail. Vingt ans « dans un monde moins goûteux et savoureux. J’avais envie de trouver un espace plus proche de mes valeurs personnelles ». En 2015, elle décide de changer de crémerie et s’inscrit à l’école hôtelière Ferrandi. Diplôme en poche, en 2016, elle gère aussi sec un restaurant associatif à Montreuil, le Nouveau Centenaire, entraînant avec elle Vincent Dautry, rencontré donc à l’école Ferrandi.

« Le monde de l’insertion m’a ouvert les bras. » Christine Merckelbagh y plonge allégrement, loin des cosmogonies de l’assurance. Un an durant. Partant de cette expérience commune, et déjà contacté par différents centres d’hébergement d’urgence, et afin de répondre aux besoins, le duo fonde la Scop d’insertion professionnelle Label Gamelle. Avec une idée en tête, au-delà d’un slogan : la table est un facteur d’intégration, de partages et de richesses. Il faut s’ouvrir aux cuisines du monde, sortir du sempiternel hamburger frites, du couscous.

Tout s’enchaîne très vite. « Il s’agissait de trouver des fonds et un local », raconte Christine Merckelbagh. Un million d’euros sont investis alors dans la cuisine centrale sur le site industriel de Mozinor, dont la mairie de Montreuil est le principal propriétaire. Un investissement largement financé par le privé (AG2R La Mondiale, Klesia et la fondation Bruneau), aidé, épaulé par le public (entre l’État, le conseil régional d’Île-de-France et le conseil départemental de Seine-Saint-Denis).

Label Gamelle pensait entamer les travaux et commencer ses activités en mars 2020. Tout est prêt quand tombe le premier confinement. L’ouverture est repoussée en novembre. -Nouveau confinement. Peu importe. -L’entreprise s’obstine, tient bon et la cuisine centrale répond présente le 4 novembre. Entre-temps, elle a reçu le soutien et le parrainage (de poids) de Stéphane Buron, chef étoilé à Courchevel (Le Chabichou), étiqueté meilleur ouvrier de France (MOF). Elle encaisse ses premières commandes des centres d’hébergement d’urgence et de réinsertion sociale dans le pourtour parisien (Montparnasse, Montreuil, Neuilly-Plaisance, Gagny, Stains, Aubervilliers…). En moins de quatre mois, la clientèle commence à se bousculer au portillon de Mozinor. Aux centres d’hébergement s’ajoutent le Salon du livre et de la jeunesse à Montreuil, des associations étudiantes, des établissements scolaires, des particuliers (à partir de trente personnes). Aujourd’hui, Label Gamelle livre 500 repas par jour. Avec un état d’esprit : « Aider le plus de personnes à retrouver le chemin de l’emploi par le biais d’une formation et d’un accompagnement individualisé. » Et toute nouvelle commande crée de nouveaux emplois. C’est à chaque fois une victoire. Passant outre le confinement et le couvre-feu. Fallait oser !

Dernier enjeu maintenant (financier, notamment, parce qu’il s’agit tout de même de sortir 100 000 euros), un « Label Gamelle à roulettes », imaginé, emménagé avec l’aide de Stéphane Buron et de ses cuisinistes. Non pas un food truck qui ragougnasse sur place, en tout lieu, mais un véhicule qui se déplace en chambre froide avec les moyens de livrer chaud. « À partir du moment où l’on a une prise électrique, on peut livrer n’importe où », se félicite d’avance Christine Merckelbagh. Ce n’est pas la seule ambition. Label Gamelle s’est aussi enrichi de cours de français pour son personnel, à raison de quatre fois par semaine, sur le temps de travail. La Scop gère encore le renouvellement des papiers, les obligations administratives pour tous les employés, affine leur projet personnel. Reste maintenant à développer l’activité, multiplier les services. Dans l’esprit de l’équipe demeure une obsession : comment valoriser les compétences du personnel, de chacun, pour que les entreprises aient envie de les embaucher ? Pendant et au-delà des huit mois de contrat. « L’objectif, c’est de faire sortir ce personnel de ces conditions difficiles, à travers un circuit court d’insertion, de solidarité. » On appelle ça une aventure humaine. Ça existe. Ça existe encore.