Rafael Reig : Un virage sans fin

À travers le point de vue d’un ancien paria du régime de Franco devenu riche, Rafael Reig aborde la « transition démocratique » espagnole dans toute sa complexité.

Anaïs Heluin  • 3 février 2021 abonné·es
Rafael Reig : Un virage sans fin
© Itziar Guzmán-Tusquets Editores 2010

L’écriture, chez Rafael Reig, prend source dans un moment de l’histoire de son pays natal qu’il n’a vécu qu’à distance, depuis la Colombie où il a passé son enfance : la « transition démocratique », qui s’ouvre en Espagne au lendemain de la mort de Franco le 20 novembre 1975. Dans La Position du pion (2017), un groupe d’ex-militants communistes aux idéaux déjà lointains se révélait à l’occasion d’une enquête et d’une partie d’échecs. Son nouveau roman, Des chrysanthèmes jaunes, s’ouvre au moment où le dictateur est «en train d’agoniser sans réussir jamais à mourir». Mais ce décès imminent n’est que peu de chose aux yeux du narrateur, Pedrito Ochoa.

Depuis sa maturité, celui-ci se replonge dans son enfance, vécue parmi des religieuses dans un orphelinat réservé aux enfants parias du régime. Parmi eux, un certain Paco Ponzano, qui en passant l’arme à gauche devance de peu le « Caudillo ».

Regardé à hauteur de môme plutôt timide, affublé de « lunettes orthopédiques » qui lui permettent de s’évader en compagnie de « Sherlock Holmes, Salgari, -Stevenson, Dickens, Dumas, Allan Poe… et ainsi de suite », l’avènement d’un régime parlementaire et libéral est loin de l’heureux chamboulement dont le récit est encore souvent fait aujourd’hui. Pour Pedrito Ochoa, l’entrée de -l’Espagne en démocratie n’est guère synonyme de liberté. En quittant l’orphelinat, qu’il décrit adulte comme une sorte d’âge d’or, le narrateur découvre auprès de ses grands-parents un milieu social auquel il peine à s’intégrer : la petite et la plus grande bourgeoisies, qui étaient proches du pouvoir du temps de Franco et qui le demeurent après.

Fruit de la confusion politique de l’époque, Pedrito est présenté par Rafael Reig dans un incessant aller-retour entre un hier compliqué mais heureux et un présent non moins trouble mais beaucoup moins radieux. On retrouve le goût de l’auteur pour le polar psychologique. Si Pedrito, devenu riche et solitaire, se penche sur ses jeunes années, c’est à l’occasion de l’enquête policière dont il fait l’objet après la mort de sa femme dans des conditions suspectes. En lorgnant avec malice du côté de la paralittérature, Des chrysanthèmes jaunes échappe à la fresque historique dans laquelle il semblait d’abord s’inscrire ainsi qu’à tout moralisme. Le récit de Rafael Reig arbore un air sérieux, mais c’est pour mieux s’en éloigner.

La galerie de protagonistes fantaisistes qui entourent l’anti-héros déstabilise aussi en permanence le cadre narratif assez classique dans lequel le roman fait à première vue mine de vouloir nous emmener. Les apparitions d’une Vierge Marie qui pose nue dans les magazines ou les aventures de Carlón, un camarade de classe qui se prend pour un égal du détective de Sir Arthur Conan Doyle, font de la « transition » un espace de faux-semblants. Et donc un lieu on ne peut plus propice à la littérature, dont les jeux et les mensonges sont les passionnants miroirs de ceux qui se déploient en hauts lieux et dans toutes les sphères de la société décrite.

Des ****chrysanthèmes jaunes,Rafael Reig, traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse, Métailié, 352 p., 22 euros.

Littérature
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