La Centrafrique dans la spirale de la guerre civile

L’assaut donné mi-janvier par une coalition de rebelles, en conflit depuis huit ans avec le gouvernement, accable une fois de plus la population, confrontée à la violence et à une grave crise alimentaire.

Filippo Rossi  • 3 mars 2021 abonné·es
La Centrafrique dans la spirale de la guerre civile
Des familles de Bangassou ayant fui les conflits.
© ALEXIS HUGUET/AFP

Le quartier populaire de Boing, dans la banlieue de Bangui, est dans l’œil du cyclone depuis le 13 janvier. Ce jour-là, la Coalition des patriotes pour le changement (CPC), une alliance de six groupes armés rebelles créée par l’ancien président François Bozizé, passe à l’attaque, occupe plusieurs villes du pays et menace la capitale de la Centrafrique. Cette énième crise nationale a éclaté trois semaines avant l’élection présidentielle du 27 décembre 2020, après que la Cour constitutionnelle centrafricaine a décidé d’invalider la candidature de Bozizé, ancien militaire putschiste accusé par l’ONU d’exactions criminelles.

Comme Boing, une dizaine d’autres quartiers « pro-Bozizé » ont subi une forte répression gouvernementale, avec des raids armés, des enlèvements et des exécutions sommaires « sur la simple base de rumeurs », affirmele propriétaire d’un petit bar du quartier sous couvert d’anonymat. « Nous ne soutenons aucun groupe armé. Vous voyez des rebelles ici ? » demande-t-il. Mais, dans les zones étiquetées « pro-Bozizé », le fait d’avoir boycotté l’élection ou voté selon les consignes du candidat évincé a suffi à rendre les habitants suspects de collaboration avec les rebelles aux yeux des forces armées centrafricaines (Faca).

Un détachement s’est établi à Boing, prenant possession des ruelles qui serpentent entre les bâtisses grisâtres. Les soldats ont reçu l’ordre de faire le ménage. Les gens ont peur, surtout lorsque la nuit tombe et que sonne l’heure du couvre-feu. L’armée peut alors agir comme bon lui semble, s’introduire dans les habitations, éliminer ceux qui sont soupçonnés de collaborer avec la coalition rebelle qui veut faire tomber le président élu, Faustin-Archange Touadéra, rapporte, très préoccupé, Joseph Bindoumi, président de la Ligue centrafricaine des droits de l’homme. « Nous prenons connaissance d’enlèvements, d’exécutions de masse. Nous recherchons des preuves, mais les familles n’osent pas parler. Ces méthodes ont été enseignées à nos soldats par les Rwandais. » Les forces venues de Kigali, dans le cadre d’un accord bilatéral entre les deux États, sont réputées particulièrement brutales.

Les combats ont replongé la Centrafrique dans l’engrenage de la division, de la guerre et des massacres de civils innocents. Et le chaos règne à Bangui. Personne ne sait qui est dans quel camp. Le gouvernement est sur les nerfs. Les rumeurs d’infiltration de rebelles vont bon train et les patrouilles sont continuelles dans les rues.

À Boing, la défiance est généralisée, renforcée par la présence supposée de rebelles à proximité, qui bloquent l’approvisionnement alimentaire. « Il est vrai que nous soutenons Bozizé, raconte Rodri, 43 ans, qui tient une boutique à deux pas d’un bâtiment orange qui se démarque, le siège du Kwa na Ka (KNK), le parti de l’ancien président_. Alors, depuis que les rebelles sont passés à l’attaque, le 13 janvier, nous vivons dans l’insécurité. Nous avons peur car nous sommes devenus des cibles. Les soldats entrent dans les maisons, ils ont même tué un jeune garçon seulement parce qu’il avait les cheveux longs, ce qui serait la marque des rebelles. Il n’en faisait pas partie… »_ Un forgeron, qui souhaite rester anonyme, renchérit. « Ici tout le monde aime Bozizé. On regrette qu’il n’ait pas pu se présenter à l’élection, il avait fait de bonnes choses pour le pays. Mais nous sommes contre la violence. »

© Politis

Prise dans la tenaille d’une lutte entre forces politiques, la population civile paie un lourd tribut. Exactions, enlèvements et viols viennent s’ajouter aux conflits locaux entre ethnies, confessions religieuses, nomades et sédentaires. « Le problème sécuritaire se complique d’une crise alimentaire, majeure elle aussi, observe Rosaria Bruno, responsable adjointe du bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA). Environ deux millions de personnes, soit la moitié de la population centrafricaine, vivaient déjà en situation d’insécurité alimentaire. Aujourd’hui s’y ajoutent 240 000 déplacés. Nombre d’entre eux se réfugient dans un quartier, puis se déplacent à nouveau, par précaution, méfiants envers les voisins. Les séquelles des crises précédentes perdurent. »

Une poignée de riz par jour

Deux raisons principales expliquent cette crise alimentaire. D’un côté, la CPC bloque la principale voie d’approvisionnement, qui relie Bangui au port camerounais de Douala. La route est régulièrement le site d’embuscades rebelles, qui mettent à mal les convois humanitaires et font grimper le prix des produits de première nécessité, qui manquent cruellement. Si le siège de la ville semble s’être assoupli, ceux qui s’en sortent le mieux ne mangent qu’une fois par jour.

La situation est tout aussi tendue dans les provinces, où la population rechigne à cultiver la terre. Les paysans ont peur d’être pris pour cible par les parties en conflit, sous l’accusation de nourrir un camp ou l’autre, renvoyés dos à dos. Les forces gouvernementales, mises en difficulté par la CPC, sont accusées de violer le droit humanitaire, avec des représailles sur la population, comme à Bambari, où quatorze personnes ont été tuées mi-février.

Les rebelles ne sont pas en reste. Leurs embuscades visent non seulement les forces gouvernementales et leurs alliés, mais également des ONG internationales et des civils dans les villages. Des pillages orchestrés pour s’emparer de la nourriture s’accompagnent de terribles violences.

À Liton, à seulement 22 kilomètres du centre de Bangui, 2 500 personnes se sont réfugiées fin janvier dans l’école Félix–Houphouët-Boigny, fuyant quatre villages des alentours envahis par les rebelles. On s’entasse dans les classes, devenues des dortoirs. Ceux qui n’ont pas trouvé de place dorment sous les arbres. Les femmes lavent le linge et l’étendent dans les prés. Les anciens écoutent les dernières nouvelles du conflit sur une petite radio. Dans une salle de classe, des femmes et des hommes attendent que la situation se débloque.

« Nous sommes plus de cent dans cette pièce. Nous n’avons qu’une poignée de riz à manger par personne et par jour. Nous ne pouvons pas rentrer chez nous. Les rebelles détruisent tout et s’en prennent aux femmes. Ils les violent. Beaucoup de jeunes filles n’ont pas le courage d’aller se faire soigner », explique Christine, 40 ans. Il ne lui reste plus que la robe jaune qu’elle a sur le dos. Jasmine, 13 ans, s’approche, le regard traumatisé. Elle raconte, monocorde : « Alors que je fuyais, les rebelles m’ont enlevée puis déflorée. Ils étaient plusieurs à me violer. J’ai perdu beaucoup de sang. Il y avait d’autres filles avec moi. Quand ils nous ont laissées seules, nous nous sommes enfuies. »

L’ONU parle de viols de masse – un cas toutes les vingt minutes. Quant aux hommes, ils sont réduits en esclavage, pris en otage, frappés et soumis au travail forcé. Et quand ils réapparaissent, ils sont souvent accusés d’avoir collaboré avec leurs bourreaux. Alphonse, 60 ans, est commerçant à -Bondoko. Il n’a pas mangé depuis plusieurs jours, rejeté en raison des accusations dont il fait l’objet. Personne ne veut l’aider. « Les rebelles m’ont retenu en otage pendant quatre jours. J’étais forcé de rester avec eux car j’étais le commerçant du village et ils voulaient de la nourriture. Des enfants les ont orientés vers moi. Ils étaient leurs prisonniers et, pour les libérer, je me suis livré. Je n’avais pas le choix. C’est la vérité », assure-t-il. Il a réussi à s’enfuir mais, dans sa communauté, personne ne le croit. Désespéré, il supplie qu’on lui donne un peu de riz.

Dans le village, des jeunes volontaires se sont constitués en groupes d’autodéfense. Ils partent à la recherche des rebelles, puis communiquent leurs positions au chef de village, qui en informe à son tour l’armée. Maurice, 35 ans, agriculteur et commerçant, est l’un des chefs des trois groupes de défense, constitués chacun d’une dizaine de jeunes. Un engagement à haut risque. « C’est dangereux, mais au moins ils trouvent le -courage de protéger leurs familles et de contribuer à réduire la violence. »

Ambiguïtés françaises

Le marasme est généralisé et il se propage au plus haut niveau. Le gouvernement est réputé pouvoir officiellement compter sur le soutien de la Russie, notamment à travers la présence de la force Wagner, un groupe paramilitaire privé, proche du Kremlin et de sombre réputation, mais aussi des forces rwandaises ainsi que des casques bleus de la force onusienne de maintien de la paix Minusca.

Cependant les soupçons de double jeu vont bon train. Craintes réelles ? Désinformation délibérée ? Des membres haut placés du pouvoir à Bangui soupçonnent la Minusca et l’ONU, et même le groupe Wagner, de connivence en sous-main avec les rebelles dans le pays. Les rebelles de la Coalition des patriotes pour le changement seraient également soutenus par la France, selon les dires de certains, s’appuyant sur la position ambiguë de Paris dans la crise actuelle. Mais aucune preuve irréfutable n’est venue à ce jour soutenir ces allégations.

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

Pour aller plus loin…