Philippe Bordas : Un cycliste à contre-vent

Cavalier noir, de Philippe Bordas, se veut le récit d’une relation amoureuse. Mais c’est aussi, et surtout, un travail sur la langue de haute volée.

Jean-Claude Renard  • 3 mars 2021 abonné·es
Philippe Bordas : Un cycliste à contre-vent
Chez Philippe Bordas, chaque phrase tourne à l’uppercut.
© F. Mantovani Editions Gallimard

olaire et musicale, Mylena est de l’étoffe féerique dont son amant rêve d’habiller le français. Détaché de son ancienne vie, chargé de son vélo et de ses écrits, ce dernier prend le train un matin et traverse les brumes, de Paris jusqu’à -Heidelberg, où l’attend Mylena. » Voilà un bout de la quatrième de couverture du nouveau roman de Philippe Bordas, Cavalier noir. Si seulement ce n’était que cela, un roman d’amour, blotti dans un chalet perché au cœur des bois près des rives du Neckar, entre un chevalier errant, toujours en quête, et une jeune femme blonde, parlant « le français avec une délicatesse prudente » et le dépassant d’une clavicule, vaquant d’Afrique en Inde, troublante, pêle-mêlée de culture et d’humanité(s), en butte à la mort.

Avec deux générations d’écart, voilà le narrateur repoussé et reversé à ses vingt ans. En arrière. C’est l’occasion de souvenirs pluriels. De convocations, de remontes en surface, d’archives, de bristols qui vont, viennent, accostent, d’annotations et de classeurs resurgissant, de figures renaissantes. À commencer par le commencement. Quand le mouflet de banlieue, né à Sarcelles, « bac en poche et coiffure d’ananas », « l’esprit embrouillé par l’obsession de devenir cycliste », la main accrochée à son bicloune chéri, sac sur le dos, Robert micro à portée, attend son train sur le quai d’une gare. « Je m’apprêtais à filer hors de la ville factice, loin des métiers de force promis d’office aux ralentis comme aux fulgurants. » Avant d’être rattrapé, in extremis, par sa prof de philo, elle-même « dans l’attente du train d’inox ». Foin de vélo, terminé les rêves de pur grimpeur sur les pentes sévères du Sud, entre bruyères et roches, aux contreforts des volcans. Le « meilleur stylo des bâtiments », « le Bic magnifique de la cité », cador en rédaction et néanmoins promis en « céramiste hautes températures », ira faire ses preuves en hypokhâgne, dans l’une des plus réputées de l’Hexagone, aussi sec baptisée « la Supérieure de français ». « Une classe d’élite – avec ses salles froides, son internat du siècle dernier encastré tout au bout d’un immense lycée de nom républicain. »

Âpre théâtre pour le gosse de Sarcelles, qui ne peut se déprendre « des cris de l’enfance ». Qui se souvient d’où il vient. Des mille lieues. Du diable Vauvert, au phrasé particulier parmi les siens, grandis dans les espaces de bitume et béton, dans les duels du verbe et la réplique, « vociférateurs et voyous, risquant fiels et venins, braises et brandons. De ces vocables hirsutes et dépeignés, remontés des tréfonds, je suis le résultat. De cette langue primitive lacustre, hérissée de harpons, j’ai conservé l’incise. Nos paroles sortaient d’arbalète comme traits de foudre, enduits d’une bave de serpent ».

De Sarcelles à la « Supérieure de français », voilà un narrateur hors des clous, pas vraiment dans son jus. Qui va maintenant régler des bribes de comptes. Il y a matière face à la concurrence. « Fils de docteurs et d’agrégés, désignés dès l’utérus aux fonctions suprêmes du professorat, ils dédaignaient l’épreuve du monde et ne se rêvaient agrégés et docteurs que pour élever à l’agrégation et au doctorat d’autres fils d’agrégés, nés de semences conformes, d’autres descendants de docteurs, accouplés en un cycle incestueux plus gluant que l’entrelacs des serpents aux bas-reliefs des églises romanes. » C’est bien ça, à mille lieues de Sarcelles. En décalé assumé. L’auteur narrateur le reconnaît : il ne fait rien comme autre. « Les fils de famille, les hommes éduqués ont de la conduite. Moi, je fais tout à contre-vent, je vais à contre-mont, agis à contre-vie : j’écris à hiatus et roule à dislocation. »

Tout le dynamisme de Cavalier noir tient entre l’antan et l’aujourd’hui. Puisant dans son existence la matière de ses livres, Philippe Bordas, également photo-graphe, s’invente, réinvente sa vie, se remémore, imagine, flirtant avec une hallucination du réel. Où chaque phrase tourne à l’uppercut. Une constance chez l’auteur, pleinement inscrit dans la prose poétique : d’un texte à l’autre, le récit qui fait roman plante le décor d’une lutte exigeante avec la langue, le matériau. Une gifle magistrale dans l’écriture. C’est la marque de fabrique de Philippe Bordas. Ce qui le démarque avec deux cols d’avance. Claude Durand, éditeur historique de Fayard, l’avait bien compris, lui qui avait publié ses deux premiers livres, Forcenés et L’Invention de l’écriture. Le premier, vivant et physique, se voulait une fresque historique langagière autour des figures du vélo, le second un portrait intime de Frédéric Bruly Bouabré, poète et prophète, encyclopédiste ivoirien, créant un alphabet pour son ethnie privée de lettres. Anecdote : dans Forcenés, l’auteur narrateur endossait le surnom de Baron noir donné par les cyclistes dans le pourtour parisien, tel un héros picaro traversant les époques.

Le vélo, encore et toujours, « vecteur risible d’une aventure littéraire, compagnon d’une initiation poétique dont sa finesse et légèreté forment de fait une allégorie », convient Philippe Bordas. Avec Cavalier noir (après deux romans, Chant furieux et Cœur-Volant), c’est à la fois le héros d’enfance, le brunet Fausto Coppi, mais aussi le cheval noir de l’apocalypse de Dürer. Sans doute le premier volet d’une trilogie articulée autour de l’errance frustrante du picaro, de la fin de l’adolescence à aujourd’hui, annonce l’auteur, « mais vu par un malparleur des cités et non par un Cassandre castré, qui déplore l’effondrement sans rien ressusciter ». Philippe Bordas annonce la couleur. Jubilatoire.

Cavalier noir, Philippe Bordas, Gallimard, 336 pages, 21 euros.

Littérature
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