Philippe Corcuff en « lanceur d’alerte idéologique »

Le philosophe analyse les avancées de l’extrême droite dans la bataille des idées.

Denis Sieffert  • 17 mars 2021 abonné·es
Philippe Corcuff en « lanceur d’alerte idéologique »
Le « smog » des discours actuels est propice au « postfascisme ».
© Armend NIMANI/AFP

Au croisement de la sociologie et de la philosophie, Philippe Corcuff nous propose une somme – « trois ans de travail », dit-il – sur la grande confusion, ce « smog des discours et des idées » qui caractérise aujourd’hui le paysage politique. Un chaos propice à ce qu’il nomme « postfascisme », préférant ce concept au fascisme, qui renvoie « trop mécaniquement » à des figures historiques. Il interpelle une gauche qui a négligé cet ennemi à force de voir le « mal » ailleurs. Corcuff fait preuve d’une pensée intrépide, critiquant une gauche radicale qui, à force de diaboliser le « néolibéralisme », les « médias », la « finance », a fini par épargner l’« extrême-droitisation ». Homme engagé, qui a parcouru tout le spectre de la gauche politique, Corcuff n’est pas suspect de mansuétude avec le néolibéralisme et ses incarnations les plus récentes, de Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron, mais il met en garde contre le fléau de l’explication simple et du manichéisme. Il porte par exemple un jugement sévère sur une certaine critique des médias, manichéenne selon lui, jusqu’à atteindre des « tonalités conspirationnistes ». Il estime, à l’opposé d’un Noam Chomsky, que les contraintes économiques – bien réelles – n’imposent pas « mécaniquement » leur loi aux pratiques journalistiques, qui dépendent aussi de « l’autonomie des pratiques professionnelles ».

L’auteur pointe également comme facteur important de confusionnisme la polarisation extrême autour de la laïcité. Il cite Élisabeth Badinter pour qui, « en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité ». Il note que la philosophe, même en pratiquant une forme d’ironie (c’est ainsi qu’elle s’est justifiée), réintègre Marine Le Pen « dans le giron républicain ». Il passe au crible les discours des figures de la gauche – gauche radicale comprise – qui braconnent sur les terres idéologiques de l’extrême droite, par souverainisme, nationalisme, populisme et parfois xénophobie.

Plus largement, cet ouvrage volumineux se présente comme une illustration de la méthode sociologique qui propose des explications plurifactorielles pour « éclairer les complications du réel », quand le complotisme se nourrit de manichéisme et d’un « droit au doute illimité », terrain de prédilection de l’extrême droite. Corcuff se faufile dans un couloir étroit et périlleux entre une critique du manichéisme et le risque de complaisance à l’égard du néolibéralisme, auquel il ne cède jamais. S’il nous met en garde face au risque d’avènement de ce qu’il appelle « une figure soft du pire » qui naîtrait d’un « bricolage idéologique » gauche-extrême droite, par exemple autour du populisme, il n’oublie pas qu’à l’origine il y a ces trois logiques qui nous gouvernent aujourd’hui : la fable de la seule politique économique possible, une pratique verticale du pouvoir et un usage tactique des thèmes issus de l’extrême droite.

La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées Philippe Corcuff, Textuel, 672 pages, 26 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

« Anatomie d’un parcours d’ultradroite » : les racines de la radicalisation
Entretien 17 septembre 2025 abonné·es

« Anatomie d’un parcours d’ultradroite » : les racines de la radicalisation

Le docteur en science politique Elyamine Settoul publie une recherche inédite sur le groupuscule d’ultradroite OAS, à travers la figure et l’itinéraire de son leader. Entretien.
Par Pauline Migevant
Sepideh Farsi : «  Il était important pour Fatma Hassona d’apparaître digne »
Entretien 17 septembre 2025 abonné·es

Sepideh Farsi : «  Il était important pour Fatma Hassona d’apparaître digne »

À Cannes, Put Your Soul on Your Hand and Walk était porté par sa réalisatrice, mais pas par la jeune Gazaouie qui en est le cœur, reportrice photographe assassinée quelques semaines plus tôt. Nous avons rencontré la cinéaste pour parler de la disparue, de son film et de l’Iran, son pays natal.
Par Christophe Kantcheff
« Rendre sa dignité à chaque invisible »
Entretien 11 septembre 2025 abonné·es

« Rendre sa dignité à chaque invisible »

Deux démarches similaires : retracer le parcours d’un aïeul broyé par l’histoire au XXe siècle, en se plongeant dans les archives. Sabrina Abda voulait savoir comment son grand-père et ses deux oncles sont morts à Guelma en 1945 ; Charles Duquesnoy entendait restituer le terrible périple de son arrière-grand-père, juif polonais naturalisé français, déporté à Auschwitz, qui a survécu. Entretien croisé.
Par Olivier Doubre
La révolution sera culturelle ou ne sera pas
Idées 10 septembre 2025 abonné·es

La révolution sera culturelle ou ne sera pas

Dans un essai dessiné, Blanche Sabbah analyse la progression des idées réactionnaires dans les médias. Loin de souscrire à la thèse de la fatalité, l’autrice invite la gauche à réinvestir le champ des idées.
Par Salomé Dionisi