Reprendre la Terre à ceux qui l’effondrent

Le capitalisme n’a eu de cesse d’accaparer les terres au détriment des espaces. Pour que la transition écologique puisse avoir lieu, il nous faut partir à la reconquête de notre milieu de vie en le rendant accessible.

Christophe Bonneuil  • 24 mars 2021
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Reprendre la Terre à ceux qui l’effondrent
© AFP

Le 11 mars, a été lancé l’Appel des « soulèvements de la Terre (1) ». Parti d’une centaine de personnes de tous horizons réunies à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il est signé par des centaines de personnalités, d’organisations et de collectifs (2). C’est là la naissance d’un mouvement d’action pour « reprendre les terres et bloquer les industries qui les dévorent ». Plusieurs mobilisations sont déjà prévues d’ici à cet été (3), avant une deuxième et une troisième saisons qui s’annoncent encore plus riches en rebondissements.

Chacun·e pourra lire cet appel, mais j’aimerais ici rendre visible, discutable et rejoignable ce qui me semble en être l’analyse sous-jacente, l’hypothèse politique qui nous est proposée. Premièrement, il s’agit de reprendre la Terre à ceux qui l’effondrent, de reprendre des terres à ceux qui les accaparent, les bétonnent, les intoxiquent. Un équivalent français du Mouvement des sans-terre brésilien et des luttes agraires de masse de par le monde depuis Emiliano Zapata ? Sans doute pas. Mais l’appel à « reprendre » les terres n’en exprime pas moins une hypothèse politique cohérente, ancrée dans une analyse de l’histoire du capitalisme.

Le capitalisme est une écologie particulière. Ses différentes phases historiques depuis le XVe siècle sont autant de systèmes-mondes (des économies mondialisées inégales) mais aussi d’écologies-mondes (des états transformés et historiques de la planète Terre). Un texte clé intitulé « Prise de terre(s) », rédigé à la ZAD à l’été 2019, précisait l’analyse : le capitalisme est aussi, inauguralement (conquête de l’Amérique) et de façon récurrente, une « prise » violente de la Terre, des terres, des milieux de vie. Carl Schmitt a théorisé cette prise de terre comme violence fondatrice de tout nouvel ordre sociopolitique. Le théoricien nazi légitimait ainsi le plantationocène colonial instauré depuis 1492.

Plus près de nous, l’emprise de l’agro-industrie sur le foncier, l’aménagement du territoire et les grandes infrastructures utiles aux dominants de la mégamachine et des métropoles constituent depuis 1945 des prises de terre du capitalisme productiviste (fordiste puis néolibéral). L’accès à la terre et aux terrains de vie a en effet alors été confié aux acteurs et aux activités les plus capitalisées et productives vers le marché, au détriment d’autres usages de ces espaces : des millions de petites fermes ont disparu devant l’agro-capitalisme, des millions de ruches d’amateurs ont déguerpi devant l’invasion des pesticides, des milliers de quartiers populaires ont été « aménagés »… De même – en entendant « terre » au sens large de « milieu de vie » –, la pollution de l’atmosphère, générant un changement climatique qui accroît le flot des 30 millions de réfugiés environnementaux contraints de quitter leur foyer chaque année, constitue aussi une « prise de terres ».

Penser contre Carl Schmitt, c’est donc faire le constat politique qu’aucune transformation sociale, aucune transition écologique n’est possible sans que ces prises de terre soient analysées, destituées et défaites. Je lis donc cet appel à « reprendre » la terre comme un « reclaim » des prises originales qui ont amputé nos vies, comme une invitation à reconnecter les luttes urbaines, décoloniales, féministes, sociales et écologiques à leur dimension foncière originelle, à savoir la reconquête d’un milieu de vie, terre, eau, air, qui nous a été volé et dévasté, sachant que c’est depuis ce terrain de vie à reprendre que dignité, justice et autogestion peuvent se construire.

L’appel propose ainsi un nouvel horizon au mouvement climat, essoufflé déjà avant le Covid-19 parce que peut-être trop hors-sol et abstrait dans ses revendications, en lui proposant de « faire redescendre l’écologie sur terre ». Il réclame aussi « un accès populaire à la terre », y compris en ville, nouvelle conquête de droit face à l’accaparement du sol par la métropolisation, la gentrification et l’agriculture industrielle et sociétaire.

Enfin, en invitant à entendre et à rejoindre des « soulèvements de la Terre », l’appel inaugure un des premiers mouvements sociaux de l’histoire qui ne placent pas l’humain comme sujet historique exclusif, mais prennent acte des puissances d’agir d’êtres et de processus plus qu’humains. D’où l’insistance du texte à « défendre le monde vivant » par des usages paysans et populaires mais aussi par des « égards » et une « protection des milieux de vie ». Bref, le « social », sur notre planète déréglée, c’est désormais l’ensemble des vivants terrestres, s’identifiant non comme « producteurs » mais comme « habitant·es associé·es » des communs de vie.

Par Christophe Bonneuil Historien, membre de la revue terrestres.org

(1) Publié sur Politis.fr le 10 mars.

(2) Confédération paysanne, Nature et progrès, Attac, les Faucheurs volontaires, le Réseau des alternatives forestières, XR France, le Collectif du triangle de Gonesse, celui des Lentillères, Youth for Climate France, etc.

(3) Les 27 mars à Besançon, 10-11 avril à Rennes, 22-23 mai en Haute-Loire, mi-juin en Loire-Atlantique.

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 4 minutes
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