En Turquie, le HDP, cette opposition à abattre

Considéré comme pro-kurde, le Parti démocratique des peuples est menacé de dissolution. Une procédure très politique qui vise à affaiblir encore un peu plus l’opposition en Turquie. Reportage.

Laurent Perpigna Iban  • 21 avril 2021 abonné·es
En Turquie, le HDP, cette opposition à abattre
© Yasin AKGUL / AFP

L’annonce a fait l’effet d’un coup de tonnerre : le 17 mars, un acte d’accusation de 609 pages demandant l’interdiction du Parti démocratique des peuples (HDP) était remis à la Cour constitutionnelle turque par le procureur général de la Cour de cassation. En cause, des liens présumés avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), estampillé organisation terroriste par la -Turquie, l’Union européenne et les États-Unis. Le procureur réclame également l’interdiction pendant cinq ans de toute activité politique pour 687 personnes affiliées au HDP. Un coup dur pour ce parti fondé en 2012 et devenu troisième force politique du pays, avec plus de 6 millions d’électeurs lors du dernier scrutin législatif.

Quatre jours plus tard, plusieurs centaines de milliers de personnes se rassemblent à Diyarbakir – dans le sud-est du pays, à majorité kurde – afin de célébrer Newroz, le Nouvel An kurde. Des festivités qui se muent en une immense mobilisation de soutien. À la tribune officielle, les cadres du parti ne cachent pas leur inquiétude, et la colère est palpable dans la foule. « Le HDP est-il un magasin qu’on ferme ? Le HDP, c’est le peuple, la garantie de vivre libres et en paix dans ce pays », clame Mithat Sancar, le coprésident du parti.

L’avocat Mehmet Emin Aktar, qui a défendu plusieurs hauts responsables du parti inquiétés par la justice ces dernières années, est formel : « Cette procédure d’interdiction n’est pas juridique, c’est une commande politique. » Qui veut la tête du HDP ? Si le président turc, Recep Tayyip Erdogan, se montre pour l’heure assez discret sur la question, ce n’est pas le cas de ses alliés du Parti d’action nationaliste (MHP). La formation d’extrême droite ne cesse depuis plusieurs années de réclamer l’interdiction du HDP, qu’elle considère comme une « menace pour la survie de l’État ». Et à deux ans de l’élection présidentielle, tenu par son alliance avec le MHP, Erdogan ne semble avoir ni les moyens ni l’envie de s’opposer à ses volontés. « C’est tellement caricatural d’une volonté politique que la requête du procureur de la Cour de cassation a été déposée la veille du congrès du MHP, comme s’il s’agissait de satisfaire sa volonté », explique le politologue turc Ahmet Insel.

Si la Cour constitutionnelle a depuis jugé l’acte d’accusation « incomplet », il semble que le sursis ne soit que très temporaire pour le HDP. « La procédure a simplement été suspendue », éclaire l’avocate et députée Meral Danis Bestas. « L’histoire nous a prouvé que, lorsque la justice obéissait à des ordres politiques, elle allait jusqu’au bout », analyse un journaliste turc désormais en exil.

Avec 5 000 membres en prison, c’est presque un miracle si le HDP est encore en état de fonctionner. À Siirt, l’ancienne co-maire de la ville, Berivan Helen Isik, est assignée à résidence depuis plusieurs mois. « Je n’ai pas été jugée, je ne sais pas même de quoi je suis accusée. J’ai été harcelée par des coups de téléphone en pleine nuit pendant des semaines. Aujourd’hui, la Turquie est une prison ouverte », clame-t-elle. Comme elle, 60 des 65 maires HDP élus démocratiquement en mars 2019 lors des municipales ont été destitués, remplacés par des proches du pouvoir. Parallèlement, de nombreux députés kurdes continuent de payer le prix de leur appel à manifester pour soutenir les Kurdes de Syrie durant le siège de Kobané par l’organisation État islamique, en 2014. Quant au très populaire coprésident du HDP, -Selahattin Demirtas, derrière les barreaux depuis 2016, il n’encourt pas moins de 142 années de réclusion : « L’unique raison pour laquelle je suis encore ici [en prison] est que le parti au pouvoir a peur de moi », a-t-il déclaré récemment depuis la prison de haute sécurité d’Edirne. En 2015, avec 15 % des voix aux législatives, le HDP privait le Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan de la majorité parlementaire, pour la première fois depuis 2002.

Face à des attaques d’une telle ampleur, le HDP semble acculé, à deux ans des élections générales de 2023. « Ils veulent que le parti ne soit plus en état de fonctionner », explique le député Hisyar Özsoy. « Si Erdogan parvient à interdire le parti et à empêcher ses cadres de se présenter, cela sera très profitable à l’AKP dans les régions kurdes, où c’est la deuxième force politique, ajoute Ahmet Insel. Les électeurs du HDP, dans leur immense majorité, ne voteront pour aucun autre parti. Erdogan récupérera alors les sièges des régions kurdes. »

Si l’opposition pèse dans les débats en -Turquie, elle est divisée entre des courants politiques très divergents, semblant aujourd’hui dans l’incapacité totale de se réunir afin de proposer un nouveau scénario pour le pays. « Alors, d’ici aux prochaines élections, il faut très probablement s’attendre à une consolidation du régime autocratique, avec le contrôle de toutes les institutions, ainsi que le renforcement de la fusion du parti et de l’État. On peut presque parler de parti-État : la police, la justice, l’éducation, l’armée sont sous le contrôle de l’AKP, et Erdogan dispose d’une capacité d’encadrement et de mobilisation incomparable par rapport à l’opposition. Il va tenter d’asseoir encore plus fort cette domination », analyse Ahmet Insel.

Une bataille politique menée sans le HDP serait inquiétante à bien des égards : « Nous représentons plus de six millions de voix dans le pays. Le gouvernement, en voulant dissoudre notre parti, envoie aux Kurdes le très néfaste signal que la voie démocratique est vaine pour eux », redoute Hisyar Özsoy.

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