Les Kurdes de France pris en étau

Depuis plusieurs mois, les autorités françaises multiplient les pressions sur la communauté kurde. Une concession de plus vis-à-vis du pouvoir turc ?

Laurent Perpigna Iban  • 21 avril 2021 abonné·es
Les Kurdes de France pris en étau
© Jérôme Leblois / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Mehmet Yalcinle pressentait : « Notre activisme en France dérange beaucoup. Nous n’ignorons pas que la Turquie exerce une pression continue sur les pays européens afin que nous y soyons renvoyés. Je prie pour que cela ne soit pas le cas. » C’était au mois de septembre 2020, dans un appartement de l’agglomération bordelaise. Installé en Aquitaine depuis qu’il avait fui la Turquie en 2006, il était sous le coup d’une obligation de quitter le territoire. Pourtant, au regard du droit français, il était à l’abri d’une expulsion grâce à une demande d’asile déposée quelques semaines plus tôt. « Il est parfaitement acquis que la famille de M. Yalcin est en France depuis longtemps, qu’elle est parfaitement intégrée, que ses enfants sont scolarisés, et qu’il risque la persécution s’il est renvoyé en Turquie », expliquait alors son avocat, Gabriel Lassort. Pourtant, Mehmet Yalcin sera remis sans ménagement aux autorités turques quelques jours plus tard. L’affaire fait grand bruit : alors que les relations entre la France et la Turquie sont exécrables – divergences sur le dossier libyen, incident naval en Méditerranée, entre autres –, son expulsion est perçue par de nombreux défenseurs des droits humains comme une concession faite à la Turquie.

Des doutes qui ne vont pas tarder à se préciser. Au mois de janvier, douze Kurdes voient leurs avoirs gelés ; le 23 mars, six maisons et un local sont perquisitionnés à Marseille et neuf militants kurdes placés en garde à vue pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle » et « financement d’entreprise terroriste » ; le lendemain, l’ancien président du Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) Vedat Bingol rapporte avoir été convoqué et entendu au commissariat de Villeneuve-Saint-Georges pour « outrage » à Erdogan.

« C’est un message clair à destination d’Ankara, explique Agit Polat, porte-voix du CDK-F. Entre 2006 et 2013, plus de 700 militants kurdes ont été placés en garde à vue en France. La France fait-elle marche arrière pour en revenir à son ancienne approche diplomatique sur la question kurde, ou bien s’agit-il d’un cadeau du Quai d’Orsay à la Turquie afin de réchauffer les relations entre les deux pays ? »

Alors que l’opposition kurde est muselée en Turquie, les nombreuses manifestations de la diaspora en Europe sont vues d’un très mauvais œil par Ankara. « Le mouvement kurde porte la voix de l’opposition politique, étouffée en Turquie. Erdogan veut en finir avec ce dernier bastion de contestation », tranche Agit Polat. Ces pressions françaises sur la mouvance kurde, Hamit Bozarslan, historien et directeur d’études à l’EHESS, les perçoit avant tout comme le symbole d’une « capitulation » face à la Turquie : « Bien que la principale menace émane aujourd’hui de mouvements comme celui des Loups gris (1), il y a une idéologie sécuritaire en France qui entend s’attaquer à tout ce qui pourrait être proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Tout cela afin de donner satisfaction au pouvoir turc, bien sûr, et cela même si le danger est ailleurs. »

Un renoncement qui a un précédent aussi douloureux que sensible : l’assassinat en plein cœur de Paris de trois militantes kurdes en janvier 2013. « Les efforts de la police judiciaire ont permis d’identifier quelques éléments sur les liens entretenus par le meurtrier avec les services de renseignement turcs. Des preuves capitales ont fuité en Turquie mais, malgré les évidences, la situation reste au point mort. Des documents ont été classés secret-défense en France : c’est bien au plus haut sommet de l’État que cela coince », explique-t-on du côté du CDK-F.

« Ce dossier traduit un manque de courage flagrant, encore une fois », reprend Hamit Bozarslan. « La France est encline à provoquer des tensions avec la Turquie sur des enjeux géostratégiques, mais pas quand ils relèvent des droits humains ou du droit des peuples. Les pays européens dans leur ensemble restent très lâches vis-à-vis d’Erdogan. Comme s’ils s’étaient résignés à ce que la Turquie ne puisse un jour être une démocratie », conclut l’historien.

(1) Milice turque d’extrême droite, nationaliste et xénophobe, dont la branche française a été dissoute en novembre 2020 à la suite de « chasses aux Arméniens », notamment.

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