Au Chili, une Constitution aux mains des citoyens

Fruit des mobilisations de 2019, un nouveau texte fondamental doit remplacer celui adopté sous Pinochet. Les 15 et 16 mai, la population élit l’assemblée qui en aura la charge.

Marion Esnault  • 12 mai 2021 abonné·es
Au Chili, une Constitution aux mains des citoyens
Une manifestation anti-gouvernement le 10 décembre 2020 à Santiago du Chili.
© CLAUDIO SANTANA/AFP

Elaborer une nouvelle Constitution : c’est le grand défi que les Chiliens doivent relever en pleine crise sanitaire et sociale. Les 15 et 16 mai, le pays ouvrira une nouvelle page de son histoire politique en élisant les 155 membres de l’assemblée qui rédigera ce texte, pour la première fois sous régime démocratique, et qui devrait mettre à bas la Constitution de 1980 adoptée pendant la dictature de Pinochet (1973-1990), toujours en vigueur. Lourde tâche, qui sera portée par une -Assemblée constituante pionnière par sa composition : femmes et hommes à parité, avec 17 sièges réservés aux peuples originaires (1). La campagne se distingue aussi par le grand nombre de candidats « indépendants » – citoyens non encartés dans un parti politique – qui postulent au collège constitutionnel.

Ce processus, les Chiliens l’ont obtenu du pouvoir après des semaines d’affrontements qui ont fait plus d’une trentaine de morts et des centaines de mutilés. Le 18 octobre 2019, le pays s’est embrasé et le peuple a crié sa colère contre un système ultra-néolibéral – hérité de l’époque de Pinochet – qui a privatisé santé, éducation et environnement, et généré d’immenses inégalités.

L’un des enjeux, pour les militants, consistait à ne pas laisser le pouvoir récupérer l’élan réformateur. Ils ont jusqu’à présent écarté les obstacles les plus attendus. Tout d’abord, les Chiliens ont voté à une écrasante majorité de près de 80 %, lors d’un référendum organisé le 25 octobre 2020, en faveur de la rédaction du nouveau texte fondamental, mais aussi pour le mode d’élection de l’Assemblée constituante : elle sera composée à 100 % de citoyens élus. La version alternative proposait que la moitié des sièges soit attribuée à des personnalités politiques en fonction.

Les écuries politiques, qui souffrent d’une profonde crise de légitimité et de représentativité depuis la révolution sociale de 2019, ne sont pour autant pas formellement écartées du processus constitutionnel. La désignation des constituants se fera par un scrutin de listes, au total 79, déposées dans les 28 circonscriptions du pays. Et le processus n’interdisait pas qu’elles puissent être adoubées par un parti, pourvu que leurs candidats aient tous démissionné des fonctions politiques qu’ils assumaient éventuellement. Ce fut le cas pour certains ministres, députés ou sénateurs, qui présentent leur candidature.

Les candidats non encartés, pour leur part, avaient le choix entre rallier la liste d’un des partis leur ouvrant quelques places, former une liste d’indépendants ou se présenter seul. Au regard de l’immense méfiance envers la classe politique, l’option de listes non partidaires l’a largement emporté parmi eux. Au total, 40 % des quelque 1 400 candidats sont des citoyens se présentant en dehors de l’emprise des partis. Un chiffre record dans un pays profondément structuré autour de l’échiquier politique et qui avait réduit à peau de chagrin, jusqu’alors, la participation des citoyens dans les instances démocratiques. Leurs aspirations se sont clairement exprimées pendant la révolution de 2019 et elles constituent la toile de fond de la bataille politique très particulière qui se joue autour de l’élaboration du nouveau texte fondamental de la démocratie chilienne : changer dans sa globalité un système fondé sur la marchandisation d’une majorité des secteurs de la société, et qui a notamment conduit à la privatisation des secteurs de l’éducation, de la santé ou encore de l’eau, en dépit de vaines mobilisations et tentatives de réformes pour faire reconnaître à celle-ci le statut de bien commun vital.

Cependant, la diversité de ces candidatures indépendantes génère une fragmentation qui fragilise leurs chances d’intégrer l’Assemblée constituante : « Les partis politiques présentent des listes dans presque toutes les circonscriptions car ils sont organisés sur tout le territoire. Mais les listes d’indépendants ont surgi d’organisations sociales ou d’assemblées territoriales formées pendant la révolution sociale et elles ne sont pas présentes dans tout le pays. C’est une première inégalité, à laquelle s’ajoutent les grandes différences de ressources entre partis politiques et organisations citoyennes, sans oublier la situation sanitaire qui complique tout », explique Sara Larrain, directrice de l’ONG Chile Sustentable et candidate à l’Assemblée constituante dans la onzième circonscription, celle de la capitale Santiago, la plus riche et la plus conservatrice du pays.

Consuelo Infante, candidate dans la circonscription de Monte Patria, dans le nord agricole du Chili, met aussi en accusation un processus qui a clairement défavorisé les indépendants comme elle, qu’il s’agisse des conditions pour s’inscrire ou pour faire campagne. « Non seulement les aides de l’État sont presque inexistantes, mais elles ont été attribuées à 97 % aux candidats des listes des partis politiques ! Nous l’avons dénoncé mais rien n’a bougé. On fait donc avec les moyens du bord… D’autant que, dans le monde rural, peu informé par les autorités, la majorité des personnes ne comprennent pas l’enjeu de la nouvelle Constitution. Le Chili est un pays très centralisé, au niveau économique mais aussi de l’endoctrinement culturel. Depuis quarante ans, la culture paysanne a été dénigrée, alors qu’il est essentiel que le monde rural soit correctement représenté. »

De fait, Sara Larrain doute de la réussite des listes 100 % indépendantes. «Je pense que peu d’entre elles décrocheront des sièges à l’Assemblée constituante. Personnellement, j’ai fait le choix de rejoindre une liste comprenant cinq indépendants et deux politiciens, parce que je crois plus efficace d’intégrer la machine pour en changer les règles. Car les partis politiques, qui sont la colonne vertébrale du système institutionnel chilien, vivent une crise profonde. En réalité, le Chili dans son ensemble vit une forte instabilité politique avec un président dont la cote de confiance est tombée à 9 % et une crise sanitaire qui a précipité des milliers de personnes dans la misère sociale. Je crois que cette instabilité peut être une opportunité pour permettre une réelle participation de la société civile à la vie démocratique. Mais pas en dehors des institutions actuelles, à ce stade. »

Les peuples originaires ont également réussi à trouver leur place au sein du processus constitutionnel, bien qu’ils n’y aient pas été inclus en tant que groupe spécifique dans un premier temps. Alors que le référendum du 25 octobre 2020 aurait initialement dû se tenir le 11 avril, il aura fallu attendre le mois de septembre pour que soient définies les conditions de participation de représentants indigènes. Après un long processus, il a été finalement décidé que 17 des 155 sièges de l’Assemblée constituante seraient proportionnellement répartis entre les dix peuples originaires reconnus au Chili : sept sièges pour le peuple Mapuche, deux pour les Aimara, et un siège pour chacun des huit peuples restants (Rapa Nui, Quechua, Atacameño, Diaguita, Colla, Kawashkar, Chango y Yagán).

Même si on peut considérer que la participation citoyenne – peuples originaires compris – dans le processus constitutionnel est pour le moment une réussite, malgré les embûches, le taux de participation au scrutin sera déterminant. Au Chili, où le vote n’est pas obligatoire, la participation aux élections est traditionnellement faible. Pour le référendum d’octobre 2020, 51 % des électeurs se sont déplacés, et c’était un un record ! Par ailleurs, les 15 et 16 mai, les Chiliens ne voteront pas seulement pour désigner les membres de l’organe rédacteur de la Constitution, ils éliront également les conseillers régionaux, les conseillers municipaux et les maires. Une élection « 4 en 1 » que Sara Larrain critique et comprend à la fois : « Ça va être un peu le bazar. On mélange le local avec le global, et on va se retrouver avec des centaines de noms sous les yeux au moment de voter. Mais on comprend qu’il fallait tout réunir pour réduire les risques sanitaires, et aussi parce que c’est plus rapide et économique. »

Dans ce chemin démocratique que tracent les Chiliens en même temps qu’ils le parcourent, c’est un processus constitutionnel neuf qui s’invente, en dehors de toute recette connue. Et il faudra attendre les prochains mois pour vérifier si les contours de la nouvelle Constitution chilienne enterrent définitivement celle de Pinochet. Selon le calendrier officiel, à partir de la formation de l’Assemblée constituante, les 155 membres auront au maximum douze mois pour rendre leur copie. Un référendum final sera organisé pour soumettre la nouvelle Constitution à l’adoption du peuple. Il devrait avoir lieu en août 2022. Douze mois durant lesquels les Chiliens se déplaceront de nouveau aux urnes, pour l’élection présidentielle. L’élu ou l’élue aura la lourde et prioritaire tâche de reprendre le flambeau et de mener à terme le processus constitutionnel.

(1) Terme préféré à celui d’autochtones au Chili, entre autres..

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