La guerre des universalismes

Entre idéal républicain et nécessaire prise en compte des diversités présentes dans notre pays, le cœur de la gauche balance violemment, au prix d’un débat houleux dont les racines appartiennent à sa propre histoire.

Nadia Sweeny  • 12 mai 2021 abonné·es
La guerre des universalismes
La Marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1984.
© DOMINIQUE FAGET / AFP

Chaque semaine apporte son lot d’invectives. Dénoncez des phénomènes de racisme ou de discrimination, et vous voilà le porte-voix des « idéologies victimaires et revanchardes » qui « veulent faire passer l’universalisme pour un gros mot (1) » ou au service de la propagande islamiste. Critiquez le roman national, qui rend hommage à des acteurs majeurs de l’histoire de France sans faire la pédagogie de leur ambivalence, et vous voilà le chantre de la « cancel culture » qui veut tout effacer. De la même manière, énoncez votre attachement à l’idéal universaliste républicain, et vous devenez l’avant-garde de l’extrême droite nationaliste et fasciste, si ce n’est l’Arabe – ou le Noir – « de service »pour peuque vous ayez une histoire liée à l’immigration… La violence du débat est inouïe. Elle secoue l’espace politique et affecte particulièrement la gauche, au sein de laquelle les prises de bec sont brutales. Et pour cause : ce débat la hante depuis la Révolution française.

Conquête coloniale

L’idéal universaliste est né du siècle des Lumières. Enfant de la Révolution française, il peut se résumer comme l’affirmation que tous les êtres humains sont égaux, quelles que soit leurs différences physiques, culturelles, religieuses, etc., et qu’ils doivent pouvoir accéder aux mêmes droits fondamentaux : ceux de l’homme et du citoyen. C’est de cette idée novatrice et révolutionnaire que découle l’abolition de l’esclavage – rétabli en 1802 par Bonaparte, dont Emmanuel Macron vient de commémorer le bicentenaire de la mort…

L’universalisme est un projet d’émancipation global. La gauche y est née : elle en est naturellement l’héritière. Mais si cet idéal produit des victoires fondamentales, il « n’interdit pas, en revanche, de décréter que telle valeur prime sur une autre, que telle culture est meilleure qu’une autre, etc., et donc, in fine_, qu’il convient d’écarter un groupe humain soit parce que ses valeurs sont décriées, soit simplement parce qu’il n’emprunte pas ou n’a pas emprunté les mêmes chemins que la culture dominante »,_ écrit en 2015 Michel Tubiana, avocat et président d’honneur de Ligue des droits de l’homme dans la revue de l’association.

Postcolonial / décolonial

Les postcolonial studies sont des travaux axés sur les catégories de représentation, sur la manière dont l’Occident a pensé l’Autre. L’objectif est de déplacer le point de vue, avec l’idée que l’entreprise coloniale a été rendue possible parce que l’Europe se pensait au centre et que, dans le monde d’après la colonisation, elle ne l’est plus. Edward Said et Frantz Fanon sont considérés comme ses principaux penseurs. Le courant dit « décolonial », lui, est né en Amérique du Sud et traite de la géopolitique du savoir. Pour ses penseurs, la fin du colonialisme n’a pas abouti à un monde décolonisé : le système néolibéral continue de maintenir la domination de peuples par d’autres, via le système économique mais aussi intellectuel.

C’est d’ailleurs à grand renfort d’universalisme que la conquête coloniale se justifie dans les salons politiques du XIXe siècle. Et l’action prétendument « civilisatrice » de la France est acclamée par une majorité de la gauche française républicaine. « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures », expose le député Jules Ferry dans son célèbre discours de 1885.Les populations dominées sont ainsi emprisonnées dans les figures du « sauvage » et de l’« indigène » – sous-hommes et, par conséquent, sous-citoyens. Jean Jaurès, à son arrivée à l’Assemblée, soutient Ferry ardemment.

« C’est au moment de l’affaire Dreyfus que Jaurès prend conscience du phénomène de racisme, explique Gilles Manceron, historien spécialiste du colonialisme français (2).Il commence à prôner la nationalité française pour les Arabes, considérant absurde cette situation d’indigénat. Puis, en 1908, Jaurès s’oppose à la conquête du Maroc et s’affirme anticolonialiste. Il n’est pas du tout suivi par les socialistes. » Dans les faits, la gauche restera majoritairement procoloniale.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où René Cassin – juriste, membre du Parti républicain radical et radical-socialiste – bataille au sein des toutes jeunes Nations unies pour qu’on ne qualifie pas d’« internationale » mais bien d’« universelle » la nouvelle Déclaration des droits de l’homme, dans les colonies, la répression des velléités de liberté est meurtrière. Sétif et Guelma en Algérie – le 8 mai 1945 –, Damas, l’Indochine…

« À cette époque, de Gaulle était président, mais le vice-président, c’était Maurice Thorez ! La France libre et la Résistance étaient majoritairement colonialistes, tient à rappeler Gilles Manceron. La gauche a toujours eu un problème avec l’étendue de l’universalisme : est-ce que ça concerne les “autres”, les basanés, les colonisés, les dominés, etc., ou pas ? Même l’internationalisme : ce grand acquis du socialisme n’était-il pas un inter-européanisme de fait ? En fin de compte, très peu de nations du Sud y ont été intégrées. » Rappelons le rôle de Guy Mollet – numéro un du PS et président du Conseil en 1956 – pendant la guerre d’Algérie. Celui de François Mitterrand, son garde des Sceaux, qui avalisa la décapitation de dizaines de condamnés à mort algériens. Quand une minorité à gauche osa dénoncer les « laboratoires de la torture », les socialistes leur rétorquaient qu’ils cherchaient à excuser les terroristes…

Les stigmates de l’histoire

Doit-on pour autant jeter la gauche républicaine et son universalisme avec l’eau du bain colonial ? Ce serait d’abord nier que d’autres empires coloniaux – britannique notamment – se sont fondés sur des justifications totalement différentes. Ni universalistes ni même républicaines. Ce serait aussi nier que c’est au nom de ce même idéal universel que les mouvements indépendantistes, soutenus par des militants de gauche, ont mené la bataille contre leurs oppresseurs et l’ont remportée.

Si l’idéal universel et républicain reste la voie émancipatrice, il ne doit pas empêcher de regarder en face les stigmates de l’histoire faite en son nom. Stigmates qui continuent de produire des mécanismes de pensée, d’action, voire d’inaction.Au tournant de 1983, les grèves massives d’ouvriers issus de l’immigration coloniale – premières victimes des vagues de licenciements – sont réprimées par le Premier ministre socialiste Pierre Mauroy : « Les ayatollahs ne vont pas faire la loi sur les chaînes, a-t-il dit sous prétexte que les grévistes étaient des “Arabes” ! s’étouffe encore Gilles Manceron. Les stigmates de l’histoire coloniale, à gauche, ça se traduit clairement par une immense difficulté à prendre acte des différentes formes de racisme. »

Nombre de phénomènes sont étudiés et démontrés scientifiquement : la ghettoïsation territoriale, l’accumulation de difficultés sociales, d’accès à l’éducation, à l’emploi – une personne issue d’une minorité visible a encore aujourd’hui 50 % de chances en moins d’être rappelée pour un entretien d’embauche ! Sans oublier le contrôle au faciès, les violences policières… Emmanuel Blanchard, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), disait déjà à Politis, en juin 2020 : « S’il y a toujours eu une emprise de la police sur les populations défavorisées, l’attention sur les personnes considérées comme pas tout à fait françaises renvoie à la guerre d’Algérie. C’est pendant cette période qu’a été créée la carte nationale d’identité (1955) et que se sont multipliés les contrôles et les rafles d’Algériens, alors de nationalité française mais désignés comme “Nord-Africains”. Après la guerre, ces pratiques n’ont pas cessé car s’est posée la question de savoir si ces anciens “Français musulmans” – catégorie juridique de l’époque – étaient devenus français ou algériens. La suspicion à leur égard est permanente. »

Pourtant, dans le rapport publié le 9 mars dernier par la mission d’information parlementaire sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme, l’idée d’un « racisme policier institutionnel » est récusée sous le prétexte que « les témoignages des policiers et gendarmes entendus par la mission d’information ainsi que les chiffres communiqués par l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) [deux structures dépendantes des institutions sur lesquelles elles s’expriment – NDLR] conduisent à nuancer l’idée que les comportements racistes seraient répandus au sein de ces institutions »… Si les députés veulent réformer l’encadrement du contrôle d’identité, ils concluent tout de même qu’« il est difficile d’établir que les contrôles soient effectués en fonction de préjugés racistes, même si les études révèlent que les personnes d’origine immigrée subissent, dans ce domaine comme dans d’autres, des discriminations indirectes tenant par exemple à des facteurs géographiques, culturels ou sociaux ».

Racialisation

Malgré les promesses politiques, la lutte contre les discriminations et les stigmatisations paraît grandement insuffisante et laisse des pans entiers de la population dans une sorte de carcan social, économique, identitaire, infériorisés du fait de leur appartenance réelle ou supposée à un groupe ethnoracial ou culturel perçu négativement. C’est ce phénomène que les sociologues appellent « racialisation ». Ceux qui la subissent sont ainsi « racisés ». Un terme qui fait bondir d’autres universitaires, accusant leurs confrères de faire ce qu’ils dénoncent. « Quand on manipule le concept de race, on finit toujours par reconduire les vieux clichés racistes, dénonce Stéphanie Roza, docteure en philosophie, chargée de recherche au CNRS et spécialiste des Lumières, auteure de La Gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020). Dire d’une personne noire qu’elle est “racisée” équivaut à dire que la seule chose qui compte, c’est sa couleur de peau. Ça la relie aux autres personnes noires de manière artificielle : si vous “racisez” un banquier noir ou un jeune Noir des quartiers populaires, vous gommez la différence de classe. » La question de la « race » occulterait celle de la classe plutôt que d’exposer une problématique supplémentaire et une lecture complémentaire des situations vécues.

Cette critique semble se nicher au creux d’un paradoxe qu’on retrouve aussi dans la lutte féministe : lorsqu’un groupe se définit, même dans l’objectif de lutter contre des mécanismes de discrimination qu’il subit, il fait exister la différence qu’il cherche à éliminer. « On reproche aux minorités de trop mettre en avant leurs identités, mais c’est précisément parce qu’on les catégorise comme “autres” par rapport à la norme majoritaire qu’elles en viennent à s’identifier ainsi, explique Julien Talpin, sociologue, coauteur d’une enquête sur le poids des discriminations dans les quartiers populaires (3), dans une interview à Alternatives économiques. L’effet des injonctions à l’invisibilisation des différences est contre-productif : au lieu d’invisibiliser ces identités, elles sont rendues encore plus saillantes. »

L’universalismequalifié d’abstrait – qui se veut déconnecté de la réalité des différences – se voit ainsi vivement critiqué. « Ce reproche est très ancien : dès que les droits de l’homme ont été proclamés, des antirévolutionnaires leur ont reproché d’être abstraits, plaidant que ni l’homme des droits de l’homme n’existe, ni même une humanité unitaire pour laquelle on pourrait déclarer des droits, qu’il n’y a que des peuples avec des traditions différentes », s’inquiète Stéphanie Roza, qui craint, sous couvert de lutte antiraciste, le retour des antimodernistes. Les penseurs du monde entier s’écharpent depuis l’époque des Lumières autour de l’articulation de l’universalisme et de son rapport à l’individualité. Le débat est sensible : les extrêmes droites – nationaliste ou religieuse – sont en embuscade. Pierre-Henri Tavoillot (4) prône, lui, de regarder la complémentarité des approches : « C’est parce qu’il y a une idée universelle d’humanité qui dépasse tous ces ancrages ou enracinements particuliers qu’une Déclaration universelle des droits de l’homme peut avoir un sens. […] L’universel abstrait permet d’installer les conditions minimales de la coexistence pacifique d’individus différents : bénéfique fondement. » Mais, à la fois, « l’universel singulier esquisse un dessein pour une vie humaine, celui de “devenir soi-même” sans renoncer à autrui : difficile idéal ».

(1) « Malgré les replis communautaristes, l’universalisme est indéboulonnable »_, note de blog signée par l’essayiste Rachel Khan et Arnaud Ngatcha, adjoint PS à la maire de Paris, www.huffingtonpost.fr, 29 avril 2021.

(2) Auteur du recueil Jean Jaurès, vers l’anticolonialisme. Du colonialisme à l’universalisme, Les Petits matins, 2015.

(3)_L’Épreuve de la discrimination__,_ Presses universitaires de France, 2021

(4) « L’idée d’universalité », expositions.bnf.fr/lumieres

Idées
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