« Entre gilets jaunes et quartiers populaires, la lutte pour la justice sociale créé un pont solide »

Militante infatigable des quartiers populaires et des milieux défavorisés, Christel Husson a œuvré pour une convergence. Elle en tire un bilan contrasté mais garde espoir.

Vanina Delmas  • 19 janvier 2022 abonné·es
« Entre gilets jaunes et quartiers populaires, la lutte pour la justice sociale créé un pont solide »
Le 1er décembre 2018, lors d’une des premières manifestations des gilets jaunes, à Saint-Nazaire.
© Estelle Ruiz / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Novembre 2018 : le premier acte des gilets jaunes survient dans le paysage politique français et déstabilise tout le monde, y compris la gauche. La question de la convergence des luttes avec les quartiers populaires émerge rapidement tant les points communs sont évidents : injustices, pauvreté, répression, enclavement, mépris de classe ou défiance envers les politiques. Outre quelques discussions et actions comme à Rungis ou à Clermont-Ferrand, les passerelles peinent à s’ériger dans la durée. Pour Christel Husson, les frontières entre ces mondes et ces luttes sont poreuses. Dans les années 1997-1998, elle s’engage au sein du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) pour défendre un ami frappé par la double peine. Puis elle milite et devient travailleuse sociale à Toulouse et en Île-de-France, notamment au sein de l’association Femmes de Franc-Moisin à Saint-Denis. En 2019, elle rejoint les gilets jaunes de Saint-Nazaire, haut lieu de la contestation. La militante reste optimiste et travaille à créer des ponts entre ces milieux où évoluent les classes populaires de France, qui ne sont pas des déserts politiques.

Qu’est-ce qui, dans votre parcours, a forgé aussi solidement cette conscience que les classes populaires de banlieue et des campagnes sont finalement les mêmes ?

Christel Husson : J’ai grandi en Lorraine, dans une famille d’ouvriers : mon père était bûcheron, ma mère, femme de ménage, souvent pour des familles riches. J’ai très vite compris que nous ne sommes pas tous traités à égalité. Mon père avait bien saisi le concept de la reproduction sociale [détaillé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dès 1964 dans Les Héritiers – NDLR] et me l’a expliqué très tôt en me disant que, si je voulais m’en sortir, je devais connaître les codes des classes favorisées, aller dans leurs écoles. J’ai intériorisé tout cela, mais j’ai toujours gardé un attachement profond à ma classe sociale, comme une grille d’analyse du monde. Et je crois que cela s’est révélé quand j’ai rencontré toutes ces personnes coincées aux marges socialement, géographiquement, issues de l’immigration ou vivant dans les campagnes françaises. Les militants du MIB, c’était comme ma famille. À part les discriminations raciales, que je ne vis pas, on se ressemblait sur les questions sociales.

Vous parlez souvent de la « communauté des destins cabossés ». Quels sentiments lient habitants des quartiers populaires et ceux de la France des gilets jaunes ?

Waly Dia

« J’ai connu à la fois les quartiers populaires et la ruralité. J’ai traîné dans les pires zones de ma ville, comme j’ai pu me retrouver au fond d’une camionnette de campagne entre un chien et une poule morte depuis trois jours. J’y ai vu la même peur de l’avenir. Mais les gilets jaunes n’ont pas vu cette ressemblance. Quand ils découvraient la violence d’État, les habitants des « quartiers » appelaient ça… Un lundi ! Maintenant que la France « périphérique » vient de digérer qu’elle n’était pas du bon côté du manche, elle va peut-être pouvoir se rapprocher de la France des « banlieues », pour former la France « pauvre », tout simplement. Il faudra déjà se débarrasser de certains biais racistes, qui ont la dent dure. Des biais bien entretenus par certains médias et politiques redoutant plus que tout cette union. »

La lutte pour la justice sociale crée un pont solide entre eux. Ainsi que l’expérience de la stigmatisation. Pour les enfants d’immigrés, ce sont des représentations racistes. Pour les pauvres de campagne, c’est l’image de ploucs, de beaufs « pas menaçants mais qui ne servent à rien ». Sans oublier le côté corvéables à merci ! Beaucoup ont été des ouvriers, essorés par le capitalisme et laissés sur le côté avec la désindustrialisation. Il y a aussi un attachement à l’auto-organisation, lié aux nombreuses expériences de trahison. Celle des gouvernants, des patrons d’industrie, des petits maires copains avec ces derniers, de la gauche, des syndicats qui ont parfois négocié contre les ouvriers. Dans les banlieues règne aussi le sentiment de ne pouvoir faire confiance à personne : ni à l’école qui envoie les gamins dans des filières de merde, ni aux patrons, ni aux politiques qui ne tiennent jamais compte de la souffrance des habitants. Nous en avons fait l’expérience avec la gestion de la politique de la ville. La poste, les maisons de quartier, tout ce qui relève des services publics a fermé ! Tout cela est resté dans des mémoires individuelles, cadenassées, mais quand les personnes se sont retrouvées sur les ronds-points, elles ont partagé tout cela.

La mobilisation des gilets jaunes autour d’enjeux comme le pouvoir d’achat, la justice sociale et la dignité aurait pu créer cette jonction. Pourquoi est-ce d’abord la méfiance qui a régné ?

Quand j’ai vu les gilets jaunes, je me suis dit : « Ce sont des gens de chez nous ! » J’étais encore en Île-de-France et mes potes me disaient que c’étaient des fachos, qu’ils en avaient peur. Je leur répondais qu’il ne fallait pas, car ce sont les Blancs de notre classe sociale. Je n’étais pas effrayée parce que je les connais ! Du côté gilets jaunes, beaucoup voyaient le peuple des banlieues comme un atout du fait de la force de leur jeunesse, de leur détermination, et ne comprenaient pas leur absence. J’expliquais que ce n’est pas facile pour des personnes qui n’ont jamais eu l’impression de faire partie de la grande communauté nationale. Surtout quand les premiers symboles utilisés par les manifestants (drapeau bleu-blanc-rouge, La Marseillaise) leur rappellent justement le racisme d’État.

« Il y a une telle perte de confiance dans les organisations que personne ne croit personne. »

Certains gilets jaunes ont semblé se réveiller bien tard sur leur place dans la société. En réalité, ils pensaient encore faire partie du pacte républicain. Le peuple des banlieues, lui, a conscience de sa place depuis des décennies et est en capacité de dire : « On ne veut plus vivre comme ça ! » La force des gilets jaunes a été de créer des espaces de rencontre sur les ronds-points. J’y ai vu le mec d’extrême droite, la famille blanche des quartiers, l’agriculteur et beaucoup de jeunes, dont certains issus des immigrations… Toutes celles et ceux qui ont subi l’expérience du rejet, de la rupture, de la stigmatisation, de la pauvreté, mais qui gardent un attachement à la citoyenneté. Leur cri commun était clair : « Il est temps que notre voix compte ! »

La question des violences policières a permis ce rapprochement…

Quelques rencontres se sont faites, particulièrement dans des grandes villes. Le comité Justice et vérité pour Adama a appelé rapidement à s’unir, des organisations ont bougé et accepté symboliquement de montrer des signaux positifs vers une convergence. Même si certains répondaient que, dans les banlieues, ils subissent ça depuis plus de cinquante ans, les alliances se sont créées, tellement la répression policière envers les gilets jaunes a été forte. Et il y a eu la mort de Zineb Redouane à Marseille (1). Elle fait partie de nos morts, au même titre que n’importe quel gilet jaune qui s’est pris un tir de Flash-Ball ou qui a été mutilé par une grenade. Avec les gilets jaunes de Saint-Nazaire, nous avons organisé des manifs dans les quartiers populaires de notre ville, participé plusieurs fois aux commémorations de la mort de Babacar Gueye à Rennes (2), d’Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise, et d’autres rencontres en Île-de-France (« Ripostons à l’autoritarisme », « l’Assemblée des blessé·es »…). Ces luttes sont devenues communes, évidentes.

Les femmes, souvent les premiers témoins des difficultés du quotidien, sont-elles moteur dans ces luttes ?

Pour moi, elles ont un rôle clé à tenir pour réunir ces deux mondes. Lors des révoltes de 2005 dans les banlieues, les jeunes garçons ont été stigmatisés, et les sœurs, les cousines, les mères les ont soutenus, défendus et ont repris du pouvoir. Chez les gilets jaunes, les femmes engagées – souvent des femmes au foyer – sont les meilleures « interprètes » de la condition sociale de leur famille. Elles mettent des mots sur la douleur, l’exploitation de leur conjoint, la dépression, la mise sur le carreau.

À Saint-Nazaire, nous avons créé le collectif des Amajaunes, et la legal team (3) est gérée par des femmes dont les enfants ont déjà affronté la justice. Elles étaient plus expertes que n’importe qui sur la défense des droits, les gardes à vue, les avocats. De la même manière en banlieue, ce sont les mères et les frangines qui sont en lien avec l’avocat, visitent les fils et les frères détenus, et qui détiennent le savoir.

Quels blocages chroniques empêchent donc cette convergence sur le long terme ?

C’est souvent une question d’ignorance de l’histoire de France, de l’histoire coloniale, des rapports sociaux entre hommes et femmes, entre « Blancs » et « racisés ». On a besoin de se parler, d’ateliers d’éducation populaire pour rompre les a priori, ou bien d’une urgence sociale qui les fera tomber. On a aussi besoin de temps, de lieux de rencontre, de se mélanger davantage, sur le long terme. Depuis plusieurs années, il y a une telle perte de confiance dans les organisations, les partis, les syndicats, que personne ne croit personne, ne veut suivre personne.

Pourquoi, selon vous, la gauche n’arrive plus à convaincre les classes populaires ?

Dans les banlieues, la gauche n’était pas là quand les gens en ont eu besoin, comme en 2005, ou au moment de la loi sur le voile, deux moments de luttes où le peuple des banlieues a été stigmatisé au plus haut point. Si on prend l’exemple de Jean-Luc Mélenchon – et donc de La France insoumise aujourd’hui –, cela ne fait pas longtemps que le discours sur la laïcité a changé. Jusqu’en 2019, il refusait d’utiliser le mot islamophobie. Il a bougé, envoie désormais d’autres signaux, et tant mieux. Quand le mouvement des gilets jaunes a commencé, les organisations de gauche les ont décrédibilisés et leur disaient : « Organisez-vous de manière hiérarchique avec une porte-parole, créez une association et on vous reconnaîtra. » À Saint-Nazaire, très peu d’organisations nous ont réellement aidés. En banlieue, des structures autonomes ont émergé et comptent, même si ce ne sont que de petits groupes. Ils ont, ou ont eu, plus d’aura ou d’impact parce qu’ils représentent quelque chose d’authentique, et ils étaient présents avec les gens quand il le fallait. Les mouvements sociaux de 2005 et de 2018, menés par les habitant·es des quartiers et celles et ceux qui ont mis un gilet jaune, sont les événements politiques qui ont secoué des consciences dans notre société. Avec les temps sombres que nous vivons, je veux continuer à croire dans l’action « des miens et des miennes » coincé·es aux marges, et en leurs forces incroyables.

(1) Zineb Redouane est décédée le 2 décembre 2018, après avoir été touchée par une grenade lacrymogène tirée par un CRS lors d’une manifestation de gilets jaunes, alors qu’elle était à la fenêtre de son appartement.

(2) Jeune Sénégalais qui, en pleine crise de démence, se mutilait le ventre avec un couteau, lorsqu’il fut tué de cinq balles par des policiers de la BAC en décembre 2015.

(3) Groupe de soutien juridique contre la répression des événements militants.

Société
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