À Lviv, un immense élan humanitaire

Dans la grande ville près de la frontière polonaise, l’entraide internationale et locale s’organise pour subvenir aux besoins des déplacés arrivés de tout le pays, un mois après le début du conflit.

Hugo Lautissier  • 30 mars 2022 abonné·es
À Lviv, un immense élan humanitaire
© Hugo Lautissier

À la gare de Lviv, en ce lundi matin, ce n’est pas la foule des premières semaines. Près du parvis, une petite centaine de personnes originaire de Kharkiv, Marioupol ou Kyiv se presse autour des tentes de distribution alimentaires.

Il y a encore quelques semaines, Bogdana était l’une d’entre eux. Originaire de Kyiv, elle a fui les bombardements au premier jour de la guerre pour rejoindre Lviv. Cette éditrice et critique littéraire s’est immédiatement engagée au titre de volontaire auprès de la Croix-Rouge pour venir en aide aux milliers de déplacés affluant chaque jour depuis l’est de l’Ukraine vers l’ouest du pays. « Les premières semaines, c’était vraiment la panique ici. Il a fallu s’organiser pour la nourriture, trouver des abris dans l’urgence et mettre en place des bus pour les réfugiés qui voulaient traverser la frontière. Rien n’était prévu. Il y a désormais moins d’arrivées et on est mieux organisés. On peut aider les gens au cas par cas », explique la jeune femme avant de reprendre la distribution de sandwiches, consciente que ce calme pourrait ne pas durer.

Si le flot des arrivées à la gare s’est calmé, c’est désormais toute la ville qui est saturée. D’après les chiffres des autorités locales, 300 000 déplacés séjourneraient dans cette ville de 700 000 habitants. Près de 500 musées, églises, universités, bibliothèques, jusqu’aux salles de fitness, se sont transformés spontanément en centres d’hébergement d’urgence pour les déplacés fuyant les zones proches des combats. « Le logement est devenu une question centrale. Il n’y a tout simplement plus de place. Si une seconde vague de déplacés arrive à Lviv, il n’y aura pas de moyens pour les accueillir », explique Craig Tucker, coordinateur de l’ONG hongroise Hungarian Interchurch Aid (HIA), une organisation présente en Ukraine depuis trente ans et l’une des premières à s’être délocalisée à Lviv. Lui-même, comme de nombreux humanitaires, a dû dormir dans son bureau pendant une semaine avant de trouver un hôtel. Dans la perspective d’une seconde vague de déplacés, les autorités locales discutent avec les ONG et les Nations unies pour réquisitionner des immeubles et les transformer en abris_. « La seule autre option, ce seraient les camps. C’est vraiment une solution que tout le monde veut éviter »,_ ajoute le coordinateur de l’ONG, qui approvisionne différents abris en aide alimentaire et médicale.

300 000 déplacés séjourneraient dans cette ville de 700 000 habitants, où tous les bâtiments sont déjà utilisés.

Depuis le début du conflit, la ville s’est transformée du jour au lendemain en un gigantesque hub diplomatique et humanitaire. De nombreuses ambassades installées à Kyiv s’y sont délocalisées dès les premiers jours de la guerre, ainsi que des organisations humanitaires qui jusque-là se concentraient dans la région du Donbass.

Lviv, située à une centaine de kilomètres des frontières de la Pologne et de l’Otan a longtemps échappé aux bombardements. La semaine dernière, des frappes ont visé pour la première fois un entrepôt de carburants à quelques kilomètres du centre-ville. « Tant que ce sont des cibles stratégiques qui sont visées, ces frappes n’ont pas un impact conséquent sur notre fonctionnement opérationnel. Le risque que l’on évalue, c’est celui de faire partie des dommages collatéraux. Donc nous travaillons sur l’identification des zones à risque pour en faire des no go zones pour nos équipes », explique Stéphane Vengut, responsable équipe d’évaluation pour l’ONG Triangle génération humanitaire, dans ses nouveaux bureaux du centre-ville, le lendemain de l’explosion. Présente dans le Donbass depuis 2015, l’ONG s’est délocalisée à Lviv dans l’urgence au début du mois de mars. « Notre équipe est composée majoritairement d’Ukrainiens. Ces gens sont eux-mêmes des déplacés, ils ont fait plus de 1 000 km depuis le Donbass, on se doit d’être francs et réalistes avec eux sur la situation sans être alarmistes », ajoute-t-il.Deux semaines après leur arrivée à Lviv, la douzaine d’employés de l’ONG ont mis sur pied un service de soutien psychologique et d’aide légale via une hotline pour les déplacés. L’ONG leur assure un suivi psychologique et juridique même une fois qu’ils ont franchi la frontière ukrainienne et leur procure une assistance financière par l’intermédiaire d’un service de paiement qu’elle a elle-même développé. « Quand nous sommes arrivés, beaucoup d’ONG s’étaient déjà positionnées sur les dons alimentaires et médicaux, on a senti qu’il y avait d’autres besoins à combler », ajoute Stéphane Vengut.

Dans la perspective d’une seconde vague de déplacés, des immeubles pourraient être réquisitionnés et transformés en abris.

Après quelques semaines chaotiques, la réponse humanitaire s’est structurée pour répondre aux besoins sur place. La coordination mise en place par les Nations Unies a gagné en efficacité, d’après les ONG, et les autorités locales ont levé la plupart des interdictions aux frontières, facilitant l’acheminement de l’aide internationale. En deux semaines, 100 000 tonnes d’aide alimentaire sont arrivées en Ukraine : « Ce sont des chiffres énormes », confirme Augustin Augier, chef de mission pour Médecins sans frontières.

L’ONG Polish Humanitarian Action a déplacé ses bureaux à Lviv il y a quelques semaines. Elle a choisi de se focaliser sur les zones plus difficiles d’accès, à l’est du pays, et sur les frontières polonaises. Mais Lviv reste un point clé pour accéder à ces zones et acheminer l’aide. « C’est un hub incontournable pour nous, mais ça pose des problèmes en termes de logistique. Par exemple, il est devenu quasiment impossible de trouver un entrepôt pour accueillir l’aide humanitaire à Lviv. Nous sommes obligés de partager des locaux avec d’autres organisations et ça peut être à la source de dysfonctionnements », explique Helena Krajewska,coordinatrice de l’ONG. L’acheminement des marchandises depuis Lviv peut lui aussi se révéler problématique. Les chauffeurs et les camions ukrainiens deviennent de plus en plus difficiles à trouver, car un grand nombre d’entre eux sont engagés sur le front ou mobilisables.

Il est important de pérenniser et de professionnaliser cette aide locale, de sortir du bénévolat.

Dans les bureaux de l’Ordre de Malte, fondation présente en Ukraine depuis 2015, majoritairement dans le Donbass, le local destiné en temps normal à la formation aux premiers secours abrite désormais des centaines de cartons de nourriture et de produits hygiéniques, envoyés des quatre coins de l’Europe.

Ces marchandises sont ensuite acheminées vers les villes sur le front, à Kyiv, Mikolaïv, Kharkiv et dans un village près de Marioupol.

À Lviv, l’organisation fournit de l’aide alimentaire et des médicaments pour les déplacés ainsi qu’un support psychologique. « Au début du conflit, c’était vraiment la pagaille. Il nous a fallu une semaine environ pour mettre en place un processus logistique : recevoir l’aide et la distribuer », reconnaît Stepan, qui gère le projet santé mentale et support psychologique au sein de l’organisation. Une dizaine de psychologues de l’organisation interviennent dans différents abris pour les déplacés disséminés aux quatre coins de la ville ainsi que dans un centre d’accueil pour enfants autistes rapatriés des villes de l’est du pays. Stepan considère que le travail psychologique des ONG prend tout son sens aujourd’hui : « Lorsque les gens arrivent après avoir fui des bombardements, ils sont entièrement concentrés sur leurs instincts de survie : trouver à manger, à boire et un endroit où dormir. À ce stade, nous ne pouvons traiter que les états de choc ou les crises de panique. Après quelques jours, les déplacés ont plus de recul et de disponibilité mentale pour affronter ce qui s’est passé. C’est un moment crucial par ce que c’est là qu’on peut prévenir des états de stress post-traumatiques qui interviennent souvent six mois après le choc », explique-t-il.

Depuis la fin du mois de février, les déplacés peuvent compter sur la mobilisation des citoyens de Lviv. Nombre d’entre eux travaillent bénévolement dans les hébergements d’urgence de la ville. Les contraintes économiques, l’épuisement et l’enlisement du conflit pourraient ralentir l’ardeur des premières semaines. « Il y a un élan énorme dans la population qui repose aussi sur le sentiment d’agression territoriale des habitants. Après, on sait d’expérience que ça peut retomber, car il y a des impératifs économiques. Donc c’est important de pérenniser et de professionnaliser cette aide locale, de sortir du bénévolat », explique Stéphane Vengut, dont l’ONG finance et forme des organisations locales.

Même son de cloche chez HIA, dont la majorité de l’équipe actuelle est composée d’anciens volontaires. « C’est assez unique ce qui se passe, conclut Craig Tucker. À la différence de nombreux conflits, il y a un volume d’aide humanitaire énorme, mais on a du mal à le distribuer dans certaines zones et, personnellement, je n’ai jamais vu un tel engagement de la population sur le terrain. Je ne serais pas surpris que la réponse humanitaire en Ukraine soit étudiée dans les thèses de doctorat à l’avenir. »

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