Ce qui reste de l’Anatolie
En invitant son père, musicien traditionnel turc, sur scène, la comédienne Hatice Özer interroge la distance entre deux générations, deux imaginaires.
dans l’hebdo N° 1696 Acheter ce numéro
De son père Yavuz, Hatice Özer a des souvenirs dont le temps n’a pas estompé les mystères. Elle le revoit, par exemple, entouré d’un auditoire exclusivement masculin, d’âge mûr sinon avancé, parler pendant des heures au fond de kebabs et de cafés. Elle se souvient que, petite fille, elle n’osait pas le rejoindre pour savoir de quoi il retournait. Elle aurait pourtant voulu. Dans ces moments où il quittait son silence habituel, elle pressentait une vérité, une clé qui lui aurait permis de mieux comprendre cet homme qui, en 1986, a quitté sa Turquie natale avec sa famille afin de lui offrir une vie meilleure.
Hatice grandit en France, où elle suit des études de théâtre – au conservatoire de Toulouse puis au Théâtre national de Strasbourg dans le cadre de la formation -Premier Acte – et « parle la langue de son père comme un enfant de 6 ans ». Pour mener son enquête sur Yavuz, dont la maîtrise du français est aussi très approximative, Hatice Özer a une idée fameuse : elle va créer son premier spectacle, Le Chant du père.
Hatice est d’abord seule sur une scène qui semble d’autant plus vide que les quelques objets qui l’occupent désignent des absents. Un en particulier : le père. Son saz – luth oriental – est suspendu au-dessus d’une chaise. Sur un grand plateau, théière et verres semblent attendre les personnes qui, dans les souvenirs de Hatice, se rassemblaient autour de la figure paternelle à l’occasion de diverses cérémonies pour écouter ses histoires et ses chants.
Le cabaret oriental intime dit « khâmmarât » (en arabe, « le lieu où l’on boit et chante »), pratiqué par le père, peut-il exister sur une scène de théâtre, face à des spectateurs inconnus du chanteur ? Certainement pas, nous apprend la pièce. Mais le théâtre peut permettre à des personnes éloignées de la communauté turque d’approcher cette forme de représentation très ritualisée. Tout comme le « khâmmarât » est capable d’offrir une porte d’entrée vers le théâtre à qui n’y a pas ses habitudes. En mêlant les arts, Hatice Özer brise le silence qui la séparait de son parent et d’une partie de son histoire.
En reproduisant les gestes du rituel du thé accompagnant tout « khâmmarât », puis en délimitant à l’aide de terre rouge un espace de jeu comme le font les conteurs, Hatice Özer prépare la venue de son père. En exhumant aussi quelques histoires pleines d’« hommes avec un “i” au milieu » (le mot « djinn » porte malheur, nous apprend-elle après l’avoir prononcé une fois) qu’il aimait à raconter, elle partage par bribes ce qu’elle a hérité de cet homme qui parlait peu au quotidien mais qui, devant son auditoire, se révélait intarissable.
Dans la bouche d’Hatice, ces récits, construits selon une règle paternelle disant que, « pour bien raconter les histoires, il faut mélanger 60 % de vérité, 30 % de -mensonge et 10 % de pur mystère », sonnent étrangement. Le Chant du père n’est pas la démonstration de force d’une identité plurielle : c’est l’expression de sa complexité, de la manière dont joie et mélancolie peuvent cohabiter dans un être.
Et puis le père entre en scène. À côté d’Hatice, qui virevolte pieds nus, il semble évoluer à tâtons. Sa fille a eu beau lui préparer le terrain, installer une atmosphère familière, il n’est pas chez lui ici, et son corps le dit. Sans que la chose ait besoin d’être formulée, on sent que la notion de répétition vient s’ajouter à tout ce qui le sépare déjà de sa fille. Si Hatice a l’habitude de refaire jour après jour sur scène les mêmes gestes, Yavuz n’avait jusque-là jamais joué sans improviser, sans adapter ses histoires au contexte.
Dans Le Chant du père, on assiste ainsi à un double déplacement. Et donc à l’invention d’un langage qui permet le dialogue malgré les différences. Pour Hatice, cette première création est aussi une façon de revenir aux fondements de son désir de théâtre, et de préciser la manière dont elle souhaite exercer cet art. La simplicité et la générosité avec lesquelles elle partage ses pensées sont rares. Le chemin théâtral qu’elle dessine s’en va loin des grandes autoroutes du moment.